LE MAUVAIS DISSIDENT

Journal l'Humanité - 19 décembre 1990

L'HOMME qui se présentera aujourd'hui à 14 h devant le tribunal administratif de Paris aura plusieurs questions précises à poser. Qui, et pour quels motifs, l'a fait convoquer à trois reprises au laboratoire d'hygiène mentale de la préfecture de police ? Qui, et pour quelles raisons, a ainsi tenté d'utiliser la psychiatrie comme un moyen de pression sur sa personne ? Qui, et sur ordre de qui, a fait en sorte qu'il ne puisse jamais avoir accès à son propre dossier ?

Les juges l'écouteront. En sachant que celui qui leur parle n'est pas tout à fait un homme ordinaire. Professeur au plus haut échelon universitaire à Nanterre où il enseigne l'histoire et la philosophie des sciences naturelles, titulaire de trois doctorats d'État, auteur d'un ouvrage sur la révolution des évolutions qui lui a valu un grand prix de l'Académie française l'an dernier, Denis Buican n'étale pas ses titres comme des médailles glanées sur les champs de bataille du savoir. La culture est sa première défense. Une manière de souligner tout ce que cet acharnement policier à vouloir le faire passer pour un dangereux paranoïaque a de grotesque et de dérisoire. Un moyen d'inviter les juges à s'orienter vers d'autres pistes, en démêlant les fils d'une histoire qui n'a décidément rien d'ordinaire.

Denis Buican ne s'est pas toujours appelé ainsi. Le prof de foc qui vit aujourd'hui au milieu de ses livres dans un petit appartement du quartier latin est né en 1934 à Bucarest. Dumitru Peligrad est un étudiant brillant. Ingénieur agronome, vite spécialisé dans la biologie et la recherche génétique, il est de ces intellectuels roumains qui haïssent le système Ceaucescu, mais en silence. Conscient que son statut lui vaut cette liberté refusée à tant d'autres. Parlant et écrivant parfaitement le français, il devient en 1969 professeur d'échanges à la faculté des Sciences de Paris.

Cet homme, qui n'est pas et n'a jamais été un réfugié politique intéresse la France. Le journaliste Pierre Lazareff intervient auprès du président Pompidou et du premier ministre Chaban Delmas pour que sa naturalisation aille très vite. C'est chose faite dès 1972, quand Dumitru Peligrad francise son prénom, adopte le nom de sa mère, et s'appelle désormais Denis Buican.

Si lui ne s'est jamais considéré comme un dissident passé à l'ouest, il n'en va pas de même dans certains milieux politiques français, persuadés de pouvoir utiliser Buican. " C'est alors qu'on a voulu se servir de moi dans le combat contre la gauche en me présentant comme un scientifique de haut niveau qui aurait fui un régime communiste ". Il refuse de jouer ce rôle, ne signe aucune pétition, ne participe à aucun rassemblement. " La droite-choucroute me traitait de crypto-communiste, et la gauche-caviar d'agent du KGB. C'est ridicule. Je suis un homme qui aime la liberté, mais je ne suis pas un animal de meute ".

Et c'est à partir du moment où Buican ne rentre pas dans le moule du parfait dissident menant campagne contre l'Est, que les ennuis commencent. Son téléphone est mis sur écoute, ses déplacements sont suivis, sa carrière universitaire est bloquée au point qu'il doit quitter la Sorbonne pour Dijon, le concierge de son immeuble est interrogé par des agents des Renseignements généraux et de la DST. La pression ira jusqu'à l'agression physique. Une première fois en 1978, dans le jardin du Luxembourg, quand un homme le frappe en criant : " Mort aux communistes ". En bon citoyen français qu'il est devenu, Buican porte plainte. Et reçoit pour toute réponse une convocation qui l'invite à se présenter au laboratoire d'hygiène mentale de la préfecture de police de Paris, ce qu'il refuse.

Non seulement Buican ne cède pas, mais il dit aussi ce qu'il pense des pressions policières dont il est l'objet. Il l'écrit dans plusieurs journaux. Invité à une " radioscopie " de Chancel en 1982, il pousse loin la perfidie : " Si à l'Est il y a une poésie enchaînée par la censure, à l'ouest il y a une poésie piétinée par le veau d'or ". Et ce n'est pas parce que le 4 avril 1985, en plein midi, boulevard Montparnasse, devant des témoins médusés, il est agressé par un homme qui s'avérera être un indicateur de police, que sa colère s'apaise.

Au contraire. Non seulement il refuse de se rendre aux deux autres convocations psychiatriques de la préfecture de police qui auraient parfaitement pu aboutir à un internement arbitraire, mais il décide de porter l'affaire au grand jour, de se défendre sur le plan juridique, et demande d'avoir accès à toutes les pièces de son dossier pour connaître les responsables de telles méthodes. Et s'il obtient les dommages et intérêts qu'il réclame aujourd'hui au tribunal pour atteinte à la vie privée, ce sera pour faire don de cet argent à une organisation humanitaire.

Gilles Smadja