2019-11-06 - L’internement arbitraire de Jean Lemoine (historien) 1913- 1924

• Pour citer le présent article : https://psychiatrie.crpa.asso.fr/756

Document du mercredi 6 novembre 2019
Article mis à jour le 28 août 2020
par  A.B.

Sur notre site : 2010-10-16 Un internement arbitraire en Unité pour malades difficiles (UMD)

Pour retrouver cet article sur l’édition participative Les contes de la folie ordinaire de Mediapart, cliquer sur ce lien


Note liminaire

M. Alain Massot, sociologue québécois de l’Université de Laval (cliquer sur ce lien), nous a fait parvenir par un mail du 6 novembre 2019 cette synthèse d’un ouvrage qu’il a préparé sur l’internement arbitraire de Jean Lemoine de 1911 à 1924, nous autorisant à la publier.

Cette affaire démontre que la problématique de la judiciarisation de l’internement psychiatrique afin d’empêcher des internements arbitraires a été récurrente. Les polémiques sur ce sujet ont été incessantes et ont marqué la psychiatrie française depuis le 19e siècle.


L’internement arbitraire de Jean Lemoine (1911-1924) et la judiciarisation des soins psychiatriques sans consentement dans la loi du 6 juillet 2011

Alain Massot - Sociologue, Québec.

Tous droits réservés.

Résumé

L’ internement arbitraire de Jean Lemoine - Synthèse.

L’historien Jean Lemoine publia en 1934 une étude remarquée sur le régime des aliénés en France. Il y préconise la judiciarisation de l’internement sans consentement, bien avant que cette disposition ne soit largement soutenue. De fait, il faudra attendre jusqu’en juillet 2011 pour voir une loi promulguée par l’Assemblée Nationale et le Sénat qui vise précisément à prévenir tout internement abusif et arbitraire des patients faisant l’objet de soins psychiatriques, en particulier autour des attributions dévolues au Juge des libertés et de la détention (JDL).

L’affaire Jean Lemoine - Texte intégral.

Jean Lemoine vécut des évènements tragiques au cours de sa carrière. Bibliothécaire au Ministère de la Guerre, il est interné pendant 11 ans. Jean Lemoine prétendait se reconnaître sous les sous les traits d’un personnage ridicule, maniaque, dément et criminel — "Julien Sariette" dans le roman à clé : La Révolte des Anges (1913) — confirmant ainsi le diagnostic de « délire de persécution ».

Par un retour de situation qui marquera les annales judiciaires, Jean Lemoine poursuivit Anatole France et Calmann-Lévy, éditeurs, au motif que ces derniers avaient causé un grave préjudice au requérant. Le tribunal condamna les héritiers d’Anatole France et la maison d’édition à des dommages et intérêts.

Cette cause singulière se situe précisément au cœur des tensions entre la liberté individuelle et l’internement arbitraire ainsi qu’entre la liberté d’expression et la diffamation, tensions inhérentes à la défense des droits universels de la personne aujourd’hui.

Abstract

The Arbitrary Confinement of Jean lemoine (1911-1924) and the Judicialisation of Psychiatric Care without consent in the French Law 6th of July, 2011

The historian Jean Lemoine published in 1934 a noteworthy study on the Lunatic Regime in France. In it, Jean Lemoine advocates for the judicialisation of confinement without consent, well before this position garnered mainstream support. In fact, we had to wait until July 2011 to see the establishment of a law promulgated by the French National Assembly and the Senate that would seek to prevent the arbitrary confinement of psychiatric care patients.

Jean Lemoine suffered tragic events. A librarian for the War Office (ministère de la Guerre), he was forcibly confined to a lunatic asylum for eleven years. Among the diagnostics imposed on him was that of delusions of persecution. Indeed, throughout his internment, Jean Lemoine maintained that a key character in Anatole France’s famous “The Revolt of the Angels”, Julien Sarriette – a madman, maniac and criminal – was based on him.

In a fascinating turn of events entered in famous law records, Lemoine sued the writer Anatole France and his Editors Calmann-Levy arguing that they caused him serious prejudice, and ultimately won. The Court condemned Anatole France through his heirs as well as the Editors. This case is unique in that it goes to the core of tensions between individual rights and forcible confinement, as well as touching on tensions between freedom of speech and libel laws, tensions that are inherent to the legal culture of human rights today.

1 — Un internement sans consentement (1911-1924)
2 — Jean Lemoine c. Anatole France, héritiers et Calmann-Lévy éditeurs.
3 — L’Affaire Montespan ou la Légende des poisons
4 — Le Régime des aliénés et la liberté individuelle
5 — Les dispositions actuelles de la loi concernant les « droits des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques »
6 — Épilogue

1. Un internement sans consentement (1911-1924)

« Chartiste », comme on appelle les anciens de l’École nationale des chartes de Paris, bibliothécaire-archiviste au Service historique du Ministère de la Guerre, paléographe et historien, Jean Lemoine laisse des ouvrages originaux sur les XVIIe et XVIIIe siècles. Leur valeur historique est reconnue, les principaux étant d’ailleurs réimprimés aux États-Unis et en France. Jean Lemoine vécut des évènements tragiques au cours de sa carrière. (1).

Le 26 mai 1913, une haute autorité du Ministère de la Guerre envoie un huissier quérir à son domicile M. Lemoine, alors attaché au Service historique du même ministère depuis 15 ans, au motif qu’il est convoqué par ses supérieurs 1.
Dans les faits, il est conduit à la clinique psychiatrique du docteur Meuriot à Passy. Le médecin le reçoit en lui disant : « Enfin, mon vieux Lemoine, on te tient, on ne te lâchera pas ! » Diagnostic : « Délire de persécution. »

Qu’un médecin accueille un patient avec ces mots laisse entendre qu’il était informé à l’avance sur ce personnage « spécial » et qu’il est complice des autorités du Ministère de la Guerre.

En outre, que le médecin du Ministère de la Guerre, dûment dépêché, confirme le diagnostic initial du docteur Meuriot : « Délire de persécution […] Impossibilité absolue de faire du service… » et cela sans même rencontrer Lemoine, représente une négligence professionnelle et renforce la thèse de la machination. Ces diagnostics mènent à l’internement en asile de Lemoine.

Le fait que Lemoine ait éprouvé des difficultés professionnelles, l’amenant à vouloir consulter un avocat dans les jours précédents, peut-il constituer une explication satisfaisante à son internement de force ? Et qu’en est-il de la connivence entre le Ministère de la Guerre et ces médecins ?

Que, par ailleurs, l’épouse de Lemoine écrive, subséquemment, une requête au ministre de la Guerre, à l’insu de son mari, pour demander sa mise en disponibilité, révèle qu’elle est partie prenante de cet enlèvement. Ne spécifie-t-elle pas désirer une réponse dans une enveloppe anonyme, en toute discrétion, à son adresse postale ?

On s’interroge en effet dans son entourage sur l’absence subite de Lemoine. Si bien que le 4 juin, le commissaire de police adresse un rapport au procureur de la République dans lequel il déclare : « M. Lemoine est parti, soi-disant à la campagne, souffrant de la grippe. Il était accompagné de quelques parents. À cette adresse [son domicile], le sieur Lemoine ne s’est jamais fait remarquer et n’a jamais laissé supposer qu’il ne jouissait pas de toutes ses facultés mentales. » Notons le soupçon du commissaire que reflètent l’emploi de l’expression « soi-disant » et son avis général sur la personne de Lemoine comme n’ayant pas été remarqué avec un comportement anormal.

Jean Lemoine est frappé d’interdit et mis sous tutelle de sa femme qui prendra, d’une volonté ourdie, toutes les mesures nécessaires pour le faire maintenir en asile, avec la justification de certificats médicaux établissant « son impossibilité à reprendre ses fonctions au Ministère de la Guerre. »

Lemoine ne recouvre sa liberté que le 18 avril 1924 — 11 ans plus tard — sur ordonnance d’office émise par le préfet du Nord, car sa femme l’a fait transférer à l’asile de Lommelet, près de Lille, afin de le maintenir en isolement.

Madame Lemoine est destituée comme tutrice la veille, le 17 avril, et est condamnée à payer des dommages-intérêts de 25 000 F à Jean Lemoine à la suite du prononcé du divorce. Le jugement est confirmé par la cour d’Appel de Paris, le 20 mars 1925. Le Tribunal, de surcroît, exige que Mme Lemoine verse une pension de 6 000 F à son ex-mari.

2. Jean Lemoine c. Anatole France, héritiers et Calmann-Lévy éditeurs

Alors qu’il est en réclusion depuis six ans, Jean Lemoine prend connaissance du roman La Révolte des Anges d’Anatole France et se reconnaît sous les traits de Julien Sariette : un bibliothécaire idiot, ridicule et maniaque, dans une première version du roman à clé ; délirant et meurtrier qu’il faut interner, selon une version remaniée en 1914, et cela survient le 27 mai 1913 ! Jean Lemoine, lui, est interné le 26 mai 1913 ! Une coïncidence, comme s’il s’agissait d’une justification a posteriori de son internement !

Un faisceau de ressemblances amène les procureurs de Lemoine à démontrer une intention délibérée d’Anatole France de construire cette caricature perverse de Lemoine, ainsi qu’à contester des certificats médicaux visant à prouver que « Lemoine souffre d’un délire systématisé de persécution puisqu’il se reconnaît dans ce roman. »

Le 7 février 1934, vingt-et-un ans après son internement, la Troisième chambre du Tribunal de la Seine établit, en effet, que Jean Lemoine a bien été visé dans le roman d’Anatole France, sous le nom de Julien Sariette et qu’il en a éprouvé un préjudice. Elle « condamne en conséquence la maison d’édition Calmann-Lévy et les héritiers d’Anatole France […] ». Le jugement est confirmé en cour d’Appel en 1936. Comment expliquer qu’Anatole France ait pu être commandité — par qui, comment et pourquoi — pour décrire le personnage de Lemoine sous les traits du père Sariette ?

Les plaidoiries publiées dans la Revue des grands procès contemporains (1934) y apportent des éléments de réponse. Au-delà du cas spécifique de Lemoine, « Il y a [dans cette cause] une question qui intéresse tous les écrivains dans leur liberté de création » mentionne la Chronique de la Société des gens de lettres, en 1934.

3. L’affaire Montespan ou la légende des poisons

Pour comprendre ce qui est arrivé à Jean Lemoine entre 1913 et 1936, il convient de remonter en 1908, où se déchaîne une « polémique retentissante » à la suite de L’Affaire des poisons, un drame historique en cinq actes et un prologue de Victorien Sardou, présenté au Théâtre de la Porte Saint-Martin en décembre 1907. Cet écrivain de comédies de boulevard représente madame de Montespan accusée d’enlèvement d’enfants et de tentative d’empoisonnement de Louis XIV. Lemoine, qui avait déjà publié une étude sur madame de Montespan, en 1902, répliqua à Victorien Sardou en 1908 dans deux publications : Madame de Montespan et la Légende des Poisons (1908) et L’affaire Montespan. Réponse à Sardou et à Funck-Brentano (1908). Lemoine y avance les preuves disculpant madame de Montespan de ces accusations calomnieuses. Or, Sardou, furieux, s’en prendra avec virulence à Lemoine. Les plaidoiries précisent les intérêts et accointances de Sardou au sujet de cette affaire. Et, que sous-entend-il dans un esclandre lors d’un repas chez le grand-duc de Russie, lorsqu’il dit au sujet de Lemoine : « …si l’on me pousse à bout, je dirai tout ! » Que signifie ce « tout » ?

Quoi qu’il en soit, une telle polémique qui éclate comme le débat de l’heure, aussi acerbe soit-il, explique-t-elle et justifie-t-elle une réclusion ?

Toujours interné, avec la détermination et le soutien du directeur du journal L’Ouest-Éclair (aujourd’hui L’Ouest-France), Jean Lemoine raconte son histoire dans une vingtaine d’articles du 17 février au 24 avril 1924. Ce feuilleton hebdomadaire révèle des éléments de sa biographie. Sa détention arbitraire prend l’allure d’un scandale et conduit rapidement à son élargissement.

À la suite de quoi, M. Lemoine réintègre le Service des archives le 6 août 1925 et prend sa retraite de bibliothécaire en 1931.

Dans une note pour l’administration centrale du Ministère de la Guerre, du 18 février 1930, le Secrétaire général écrit : « […] qu’il est équitable de tenir compte à M. Lemoine des années de disponibilité qui lui ont été imposées dans des conditions irrégulières, par l’administration de la Guerre » [et en conséquence] d’inscrire au projet de budget de 1931, une « indemnité compensatoire. »

Un rapport du Ministère de la Guerre, adressé au ministre du Budget le 24 février 1932, fait la proposition d’une indemnité annuelle de 9 381F, avec l’intention de réparer le préjudice que le Ministère a causé à M. Lemoine, ce qui lui est accordé à partir du 1er avril 1932.

4. Le Régime des aliénés et la liberté individuelle

Après plus de dix ans de réclusion arbitraire en asile, on comprend les raisons pour lesquelles Jean Lemoine s’attèle, après sa libération, à l’analyse du régime des aliénés en France. Il publie Le Régime des aliénés et la liberté individuelle en 1934, ouvrage dans lequel il expose les éléments d’une réforme nécessaire. Nombreux sont ceux qui en soulignent l’importance :

— « Réquisitoire impitoyable contre le régime en vigueur pour les internements […]. Il [l’auteur] domine les écrits similaires par son érudition, par sa dialectique, par sa connaissance approfondie du sujet […]. Jamais un tel ouvrage offensif de faits, d’opinions autorisées, de suggestions de réformes n’avait été jeté à l’assaut de notre doctrine médicale de 1838. » (Georges Vigneron d’Heucqueville, aliéniste à Paris).

— De M. Alphonse Bard, premier président honoraire de la Cour de cassation : « Je vous remercie de m’avoir fait lire votre très belle étude […]. Je voudrais que personne ne pût être retenu contre son gré hors de la circulation sans que l’autorité publique en fût avisée et fût mis à même de contrôler les circonstances de la séquestration, que le procès-verbal en fût dressé, mentionnant avec précision ces circonstances et que l’individu qui en serait l’objet restât sous la sauvegarde ininterrompue de l’autorité judiciaire […]. Dans tous les cas, elle [cette décision motivée] ne saurait être liée par l’opinion des médecins pas plus qu’elle ne l’est par l’avis des experts […]. Je ne veux pas vous répéter, moins bien, ce que vous avez fait parfaitement. »

— « Le très beau travail de M. Lemoine aura le grand succès qu’il mérite et ne manquera pas de provoquer d’utiles discussions » Pierre Quercy, psychiatre à Rennes. (2).

— Michel Gourevitch écrira : « Il n’en existe pas [d’ouvrage], que je sache, de plus récent qui présente autant d’intérêt. » (3).

Dans son étude remarquée, Jean Lemoine analyse en détail la loi du 30 juin 1838 — ses principales dispositions, ses principaux défauts, son application et finalement la faillite de la doctrine médicale sur laquelle elle repose — conduisant aux internements arbitraires, malgré les divers projets et propositions de loi qui, depuis celle de Gambetta et Magnin en 1870, jamais discutés, n’ont pas cessé d’être soumis à la Chambre des députés et au Sénat sans qu’aucune décision soit encore intervenue2.

Son ambition est de chercher : « ce que pourrait être une organisation rationnelle du régime des aliénés, considérée au point de vue de la protection et de la défense de la liberté individuelle. » (1, p. 243).

L’auteur soulève les questions suivantes :

« 1. Le médecin doit-il continuer de statuer souverainement sur l’internement de toute personne dans un asile d’aliénés ou la justice doit-elle intervenir en cette occasion et, si la justice intervient, doit-elle se borner à entériner les conclusions du médecin ou doit-elle décider souverainement, après toutes informations utiles, le médecin n’étant plus qu’un expert ?

2. Si l’on admet que la justice doit intervenir, cette intervention doit-elle se produire dans les conditions prévues par l’article 29 de la loi du 30 juin 1838, c’est à dire sous la forme de jugement non motivé en chambre du conseil et en dehors de la participation de l’intéressé, ou ce jugement doit-il, comme dans la procédure de l’interdiction, être rendu à la suite d’un débat public et contradictoire ?

3. La justice doit-elle intervenir dans tous les cas d’internement et, dans la négative, dans quels cas doit-elle intervenir ?

4. Enfin, quels sont les cas dans lesquels l’internement doit avoir lieu ? » (1, p.185).
Les deux principaux arguments contre la judiciarisation du diagnostic d’aliénation mentale reposent sur la soi-disant incompétence du juge en la matière et sur un raisonnement fallacieux.

Le juge n’est pas un aliéniste, dit-on, et conséquemment, il est inapte à traiter de l’aliénation mentale. Comme en témoigne avec complaisance une déclaration d’Émile Combes dans une intervention au Sénat en 1886 : « À moins de renverser délibérément les barrières naturelles qui séparent deux sciences aussi diverses, aussi indépendantes l’une de l’autre que la médecine et le droit, il doit être interdit aux jurisconsultes d’afficher la prétention de s’ériger en juges de la science du médecin sous peine de tomber dans le ridicule qui atteint inévitablement tous ceux qui forcent leurs talents. » (1, p. 185).

Combes ne voit pas que son raisonnement repose sur un sophisme pas moins ridicule. Comme si un juge devait être un expert-comptable pour juger d’une affaire de corruption financière ! « Il n’est pas une profession, ingénieurs, chimistes, architectes, qui ne pourraient invoquer l’incompétence pour chercher à se dérober à l’action de la justice. » (1, p. 246). « D’après les règles générales de notre droit, c’est à l’autorité judiciaire qu’il appartient de suspendre la liberté individuelle. » (1, Cit., Dr Blanche, à l’Académie de médecine en 1884, p. 247).

L’objection à la judiciarisation en matière d’internement arbitraire repose sur une contradiction comme le relevait avec justesse M. Maurice Garçon en 1904 à la Société d’études législatives : « Toute personne arrêtée sous prétexte d’aliénation mentale doit être mise en présence d’un magistrat dans les vingt-quatre heures… Ce système est précisément celui qui est organisé par les lois d’instruction criminelle pour l’arrestation préventive de ceux qui sont inculpés d’un crime ou d’un délit. Ces mêmes principes conduisent dans le cas d’arrestation d’aliénés à des conséquences identiques. Et je ne me reconnais pas le droit de refuser à un malade les garanties qu’on croit, et avec raison, devoir accorder à un assassin. La liberté individuelle est un droit trop précieux pour que j’en sacrifie une parcelle, pour que je consente à y apporter une exception quelconque. » (1, p. 255).

Dès lors, « Il est de toute évidence que l’homme qui protesterait ainsi contre son internement devrait avoir toute liberté pour exercer son action suivant les règles du droit commun, soit contre la personne qui a demandé son internement, soit contre le médecin qui a délivré un certificat à cette mesure, soit contre les deux à la fois et que dans ce but, il devrait pouvoir demander l’assistance d’un avocat […] Et il serait non moins indispensable que cette action puisse être exercée, non pas dans un délai de six mois à partir de la date de l’internement[…] mais le lendemain même du jour de l’internement […] » (1, p. 255).

Jean Lemoine en arrive aux dispositions suivantes en matière d’internement :

« — Toute demande d’internement serait motivée. Tout certificat médical d’internement serait motivé et devrait contenir un exposé détaillé des faits d’aliénation qui justifieraient l’internement. Dans le cas où le médecin prétendrait appuyer ses conclusions sur des faits qu’il n’aurait pas observés lui-même, il devrait citer les témoins et produire toutes les pièces justificatives nécessaires.

— Dans les trois jours suivant tout internement, la personne internée serait mise en présence d’un magistrat. […] Si la personne internée exprimait son intention de faire opposition à la mesure dont elle a été l’objet, il lui serait loisible d’intenter une action suivant toutes les règles du droit commun, soit contre la personne qui aurait demandé l’internement, soit contre le médecin qui aurait signé le certificat d’internement, soit contre les deux à la fois, soit contre le Préfet
qui aurait signé l’ordre d’internement, ainsi que toutes autres personnes qui aurait pu y participer par de faux témoignages ou de toute autre manière.

— À toute époque de l’internement, une personne, le Ministère public, un parent, un ami, tout citoyen pourrait demander sa mise en liberté et en cas de refus, intenter une action dans les conditions qui viennent d’être indiquées.

— Toute personne internée pourrait communiquer librement, de vive voix ou par écrit, avec ses parents, ou ses amis ou avec toute autre personne, un avocat, un membre de la Chambre des Députés ou du Sénat, une association fondée dans le but d’assurer la protection et la défense de la liberté individuelle […]3.

— Lorsqu’une personne serait internée […] notification serait donnée à la mairie de la commune de son domicile, de l’établissement dans lequel elle a été internée et connaissance devrait être donnée à tout parent ou ami qui en ferait la demande. (1, pp. 268-270).

Ces propositions s’inscrivent dans ce qu’on nomme aujourd’hui « la judiciarisation ou la justiciabilité. Ces termes désignent : « la qualité de ce qui est propre à être examiné par des juges […] Un droit justiciable est un droit susceptible d’être contrôlé par un juge et la justiciabilité des droits se définit comme la capacité des tribunaux de connaître de l’allégation de leur violation par des victimes. » (4, par. 8).

5. Les dispositions actuelles de la loi concernant les « droits des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques »

Une nouvelle loi relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques est promulguée le 6 juillet 2011 par l’Assemblée Nationale et le Sénat (5).

Un changement de terminologie traduit un nouvel esprit vis-à-vis des traitements psychiatriques, et ceci, dans l’intitulé même de la loi. L’expression : « Les malades atteints de troubles mentaux » est remplacée par : « faisant l’objet de soins psychiatriques ». Au lieu de : « hospitalisés », on emploie le terme : « soignés ». « est hospitalisé sans consentement » devient « fait l’objet de soins psychiatriques ». Ce changement des termes indique clairement la volonté du législateur d’appréhender la maladie mentale sous l’angle de soins appropriés selon l’état du patient et non plus comme une « tare » au sens de défectuosité psychique…

La pierre angulaire de la loi concernant le droit des patients repose sur l’article L 3211—12.-1 définissant les fonctions du juge des libertés et de la détention (JLD).

Premièrement, l’hospitalisation complète d’une personne sans son consentement ne peut se poursuivre sans que le JDL n’ait statué sur cette mesure et avant l’expiration d’un délai de 12 jours à compter de l’admission ou la prise en charge sans consentement du patient.La saisine du JDL est accompagnée des certificats et avis et communiquée au patient et/ou à son avocat.

Deuxièmement, le JDL peut ordonner une expertise. La personne en soins psychiatrique est entendue pendant l’audience, assistée de son avocat. L’assistance par un avocat est imposée depuis septembre 2014. Le JDL peut ordonner la mainlevée de la mesure d’hospitalisation complète ; avec possibilité d’appel.

Troisièmement, la saisine peut être faite par :

— La personne faisant l’objet de soins
— Les titulaires de l’autorité parentale
— La personne qui a formulé la demande de soins
— Un parent ou une personne susceptible d’agir dans l’intérêt de la personne faisant l’objet de soins
— Le procureur de la République.
— Le JDL peut également se saisir d’office à tout moment.

Un siècle après son internement arbitraire, Jean Lemoine, n’aurait pas tant souffert de la suppression de sa liberté selon les dispositions de cette loi, car, comme l’exprime avec justesse Odilon Barrot : « Je ne connais pas de supplice plus grand que celui d’un homme qui est traité comme fou et insensé quand cependant il a la conscience qu’il est privé injustement de sa liberté. » (2, en exergue).

6. Épilogue

En résidence temporaire à Nice, le 25 mai 1938, 25 ans après son internement presque jour pour jour, Lemoine meurt « obscurément » selon les termes d’une nécrologie parue dans la Revue historique. S’il n’y avait pas eu d’« Affaire Lemoine », sa biographie se terminerait là. L’expression inhabituelle soulève une interrogation sur les circonstances de son décès.

Selon les Services funéraires de la ville de Nice, sa dépouille a été jetée au piquet, à l’encontre de ses dernières volontés testamentaires. De ses malheurs subis qui n’ont pas altéré la valeur de ses recherches historiques, Jean Lemoine finit par se relever. Au bout du compte, il retrouva sa dignité et son honneur que lui ont fait perdre tant des médecins qui ont posé des diagnostics infondés ; certaines autorités de l’armée, son ex-femme, Anatole France et ses éditeurs.

Bibliographie

1. L’AFFAIRE JEAN LEMOINE (1867-1938). La liberté de l’écrivain et la liberté individuelle. (Édition établie par Alain Massot avec Introduction, Chronologie, Bibliographie, Annexes). Chicoutimi : Les Classiques des sciences sociales, 2018 ; 307 p.
2. Lemoine, Jean, Le Régime des aliénés et la Liberté indviduelle. Paris : Librairie du Recueil Sirey, 1934 ; 200 p.
3. Gourevitch, Michel, Brève histoire de l’internement arbitraire. Perspectives Psychiatriques. 1996 ; 35, 4 : 325-329.
4. Roman, Diane, La justiciabilité des droits sociaux ou les enjeux de l’édification d’un État de droit social . La Revue des droits de l’homme, Revue du Centre de recherche et d’études sur les droits fondamentaux. La justiciacibilité des droits sociaux. I, 2012.
5. Alamowitch, Nathalie et al., Loi du 6 juillet 2011 relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques, Assemblée Nationale et Sénat. 89. Soins sans consentement : Santé mentale de A à Z, Espace presse, Psycom ; 2015 ; 1-5.

Notes

1. Outre les références mentionnées, les faits et les citations sont tirés du dossier : Jean Lemoine, archives du Service historique de l’Armée de terre, ainsi que des plaidoiries et jugements subséquents devant le Tribunal civil de la Seine confirmé par la cour d’Appel de Paris. La liberté de l’écrivain. Revue des grands procès contemporains. 40 ; No 3-4 ; 1934.
2. Projet de loi déposé au Sénat par le Ministère de l’Intérieur en 1882 ; projet de loi déposé au Sénat en 1884 par Théophile Roussel, discuté et voté en 1887 ; proposition de loi reproduisant dans ses parties essentielles le projet Roussel déposé à la Chambre de députés par M. Reinach en 1890 et suivi d’un rapport de
M. Laffond déposé en 1890 et qui ne fut pas discuté ; nouvelle proposition de loi déposée à la Chambre des Députés par MM. Joseph et Laffond en 1891 et qui ne fut pas davantage discutée ; proposition de loi de M. Dibief déposé à la Chambre des Députés en 1903, discutée et votée en 1907, proposition de loi déposée au Sénat par M. Strauss en 1912, discutée en première lecture en 1913, reprise par lui avec des modifications plus ou moins importantes en 1924,1928 et 1932. (1, p. 233).
3. On notera également dans ses conclusions que Lemoine pose les bases de la désinstitutionnalisation « pour les personnes, qui sans être dangereuses, seraient dépourvues de ressources et qui ne sauraient, en raison de leur état d’aliénation, se conduire elles-mêmes ou subvenir à leurs besoins, auraient droit à l’assistance. Cette assistance leur serait donnée de préférence à domicile, ou à défaut, dans des quartiers d’hospice ou dans des établissements ad hoc où elles pourraient jouir de toute la somme de liberté compatible avec leur état. » (1, pp. 268-270).