2019-01-31 - Un retour en arrière

• Pour citer le présent article : https://goo.gl/GrKTZS ou https://psychiatrie.crpa.asso.fr/689

Document du jeudi 31 janvier 2019
Article mis à jour le 30 août 2020
par  A.B.

Sur notre site : 2018-12-15 Du déni des droits des psychiatrisés dans la psychiatrie française

Ainsi que : 2017-10-04 Une alerte internationale est demandée sur la France du fait des dérives de son système psychiatrique

Pour retrouver cet article sur Les contes de la folie ordinaire, Mediapart cliquer sur ce lien


Pratiques nº 84 dossiers « Où va la psychiatrie ? »

Site de la revue Pratiques cliquer sur ce lien

Pratiques. 52 rue Gallieni, 92240, Malakoff. Tél. : 01 46 57 85 85

Titre - Un retour en arrière. (article publié dans le nº 84 de la revue Pratiques).

2019-01-31 Un retour en arrière.

Auteurs : André Bitton, président du CRPA (Cercle de Réflexion et de Proposition d’Actions sur la psychiatrie), avec l’aide de Mme Christine Farge, pharmacienne en invalidité, et de M. Henri Faure, biologiste des hôpitaux retraité, tous deux membres du Bureau du CRPA.
 

Des années 1960 à nos jours la psychiatrie a connu un véritable retour en arrière. L’auteur de cet article, président du CRPA et ancien président du Groupe information asiles (GIA), associations d’ex-usagers de la psychiatrie, dénonce cette situation et appelle à la mobilisation.

« Le plus terrible, en ce genre de circonstances, est probablement l’aveuglement auquel chacun se résigne pour subsister. De dénégation en dénégation, on finit toujours par s’adapter au pire. » Philippe Bernardet, in Les dossiers noirs de l’internement psychiatrique, Fayard, 1989.
 

La création d’une caste sociale de plus en plus vaste

Depuis le développement effectif de la sectorisation psychiatrique à partir du début des années 1970, lié à la généralisation de l’administration de traitements neuroleptiques, découverts en 1952 dans un laboratoire du CHS Sainte-Anne, et de divers autres psychotropes légaux, mais aussi depuis les lois du 3 janvier 1968 sur les majeurs protégés et du 30 juin 1975 sur les handicapés qui instaurent l’allocation aux adultes handicapés (AAH), une sorte de ghetto éclaté, dans les murs ou en dehors des institutions psychiatriques et médico-sociales, a été structurée dans notre pays.

Un constat s’impose : l’espoir porté par le désaliénisme dans les années 1960 mais aussi durant la période anti-psychiatrique des années 1970, a été détourné et récupéré dans une logique gestionnaire qui n’était pas celle que les promoteurs de la sectorisation avaient entendu promouvoir.

À été formée ce qu’il faut se résoudre à considérer comme étant une caste sociale d’inférieurs de statut, frappés de multiples incapacités, à l’instar des castes sociales d’inférieurs de l’ancien régime ou de pays du tiers-monde qui n’ont pas acté l’abolition du féodalisme et des statuts de naissance. Cette caste spécifique est celle des personnes dites « malades mentales », que nous préférons appeler des « personnes psychiatrisées ».

Cette caste médico-sociale pose à l’État des problèmes de gestion d’autant plus accrus que la file active des personnes psychiatrisées est passée d’environ 200 000 personnes entre le secteur psychiatrique public et le secteur privé en 1971, au moment où est prise la circulaire du 19 janvier 1971 relative à l’élaboration de la carte sanitaire dans le domaine de la psychiatrie, à 2, 4 millions de personnes en 2016 pour la seule psychiatrie d’exercice public en incluant les établissements psychiatriques privés investis d’une mission de service public [1] . Soit, en 45 ans, une multiplication par douze de la file active des personnes psychiatrisées.

Il faut préciser que les personnes psychiatrisées au-delà d’une hospitalisation accidentelle ont le plus grand mal à quitter ce ghetto social éclaté puisque l’insertion ou la réinsertion professionnelle de ces personnes est on ne peut plus improbable. Au surplus, un nombre de plus en plus important de personnes sont psychiatrisées dès l’enfance, prévention des troubles mentaux oblige. Dans un tel cas de figure, quid de la sortie de la file active de ces enfants une fois qu’ils sont devenus adultes…
 

Près de 10 millions d’(ex-) psychiatrisés en France ?

Bien que je ne connaisse pas de travaux statistiques faisant un point sur le nombre de personnes vivant en France qui ont connu à un ou plusieurs moments de leur vie l’hospitalisation psychiatrique, qu’elle soit libre ou sous contrainte, on peut estimer, vu l’usage intensif de l’hospitalisation psychiatrique et la diversité des modalités de prise en charge, que ce nombre pourrait fort bien se situer aux alentours d’une personne vivant en France sur sept, c’est-à-dire un peu moins de dix millions de personnes.

Je ne fais ici que reprendre le raisonnement que tenait Philippe Bernardet dans Les dossiers noirs de l’internement psychiatrique (p. 329), publié en 1989 à titre de contre-feu à ce qui allait devenir la loi du 27 juin 1990 sur l’hospitalisation psychiatrique, dite « loi Evin ». Cette loi a modernisé et adapté à la fin de XXe siècle la loi du 30 juin 1838 sur les aliénés. Philippe Bernardet avançait cette extrapolation d’une personne sur sept concernée en qualité de patient par la psychiatrie.

Nous n’en sommes d’ailleurs même plus à ce point puisque d’après les projections de l’OMS, reprises en France de manière systématique par les autorités sanitaires, cette personne sur sept est en train de devenir une personne sur quatre compte tenu de la création de nouvelles maladies par les firmes pharmaceutiques et de l’extension d’autorisations de mise sur le marché (AMM), afin de rentabiliser au mieux les molécules ou de leur redonner une seconde vie financière en élargissant le marché des malades potentiels. Cette politique que le jargon commercial des firmes pharmaceutiques connaît sous les concepts de « pénétration extensive ou intensive » du marché. Le propos étant de créer de nouvelles maladies, recruter de nouveaux malades, et de faire consommer davantage de traitements « miracles » à ceux qui sont déjà malades.
 

L’hospitalisation sans consentement et la contrainte aux soins facilitées

Se sont développées depuis cette époque du développement de la sectorisation psychiatrique une culture et une optique de l’internement et de la contrainte aux soins psychiatriques, selon lesquelles ces mesures s’exercent au bénéfice des personnes internées et contraintes aux soins. En conséquence de cette conception, il n’y avait (et il n’y a toujours) pas lieu de penser qu’il s’agit de mesures gravement attentatoires aux libertés fondamentales et à l’humanité même des personnes soumises à de telles mesures.

En effet, jusqu’à la loi du 5 juillet 2011 modifiée par celle du 27 septembre 2013, il était admis dans les corporations psychiatriques, comme dans les médias donc dans l’opinion publique, que les mesures d’hospitalisations sans consentement et de soins psychiatriques sous contrainte n’étaient (ne sont) que de simples décisions thérapeutiques destinées à protéger les personnes visées en ce que celles-ci subissaient (ou subissent) une pathologie mentale ou même seulement un trouble mental [2] .

L’abaissement du seuil de gravité à partir duquel les décideurs des mesures d’hospitalisation sans consentement peuvent mettre en œuvre de telles mesures a été une constante de ces cinquante dernières années.

La loi du 27 juin 1990 sur l’hospitalisation psychiatrique a d’ailleurs consacré cet abaissement du seuil de gravité, puisque le législateur de 1990 est passé du concept légal de « l’aliénation mentale », terme puissant issu de la loi du 30 juin 1838 sur les aliénés, à celui de « personnes atteintes de troubles mentaux ». Ce concept de « troubles mentaux » a permis de légaliser et de rationaliser la volonté des pouvoirs publics, des acteurs du terrain psychiatrique, mais aussi des firmes pharmaceutiques fabriquant et diffusant les traitements psychiatriques, de placer sous contrôle psychiatrique et social, un nombre sans cesse accru de personnes.

C’est ainsi que le thymorégulateur Dépakoteº, dont l’autorisation de mise sur le marché date de 1985, d’après un psychiatre leader de l’ancien collectif « Mais c’est un homme » (2010-2013), a trouvé un marché porteur avec le fait que la catégorie nosographique « psychose maniaco-dépressive » a été déclassée et absorbée dans la catégorie « troubles bipolaires » à l’occasion de la publication du DSM 4 (manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, 4e édition) en 1994.

Or précisément cette catégorie diagnostique regroupe des cas de figure nettement plus amples que l’ancienne nosographie, ce qui a autorisé un recrutement toujours plus ample de patient.e.s dits « bipolaires ». Ceux-ci bien entendu se doivent d’être médiqués à vie : les troubles de l’humeur étant cycliques, la prévention des rechutes implique que le patient recruté doit prendre de tels traitements invalidants à vie… À défaut de compliance aux traitements la personne récalcitrante pouvant être ré-hospitalisée sans son consentement. Comment mieux caractériser un marché captif de plus en plus vaste ?

Un maximum de ce processus a d’ailleurs été atteint fin 2017 lorsque les États-Unis ont autorisé une version de l’Abilifyº connectée de sorte que le prescripteur de ce traitement antipsychotique puisse en contrôler l’ingestion [3]. Un tel évènement ne saurait passer pour anodin.

Est-il besoin d’évoquer l’évolution du DSM, inauguré en 1952 et dont la dernière version date de 2015, qui recense toujours plus de maladies ?
 

Une société sous contrôle social psychiatrique extensif

La loi du 5 juillet 2011 modifiée le 27 septembre 2013 sur les soins psychiatriques sans consentement vient parachever cette construction en étendant le domaine de la contrainte aux soins psychiatriques à l’extra-hospitalier (l’ambulatoire), et au domicile même des patients. En effet, selon l’article L 3211-12-1 1-2º) du code de la santé publique issu de ces deux lois les programmes de soins peuvent se dérouler sous la forme d’hospitalisations à domicile. Cette loi a été partiellement contrée par des décisions de censure du Conseil constitutionnel contraignant le gouvernement et le parlement à introduire un contrôle judiciaire des mesures d’hospitalisation sans consentement, alors même qu’une telle immixtion du pouvoir judiciaire était et reste traditionnellement rejetée par la majorité des acteurs de ce terrain. Néanmoins, la loi du 5 juillet 2011 modifiée en 2013 n’en a pas moins considérablement étendu le champ d’application de la contrainte aux soins psychiatriques, ainsi que le CRPA l’a défendu dans un texte de 2014 lu lors d’une formation d’avocats. Une telle extension laisse augurer le développement d’une dictature psychiatrico-policière et sociale, à l’instar de ce qu’avait décrit l’écrivain américain de science-fiction Ira Levin, dans Un bonheur insoutenable publié en 1970 (un chapitre Wikipedia est consacré à cet ouvrage).

Dans ce roman dystopique : critique envers les conséquences des progrès scientifique et technique, devenu depuis un classique du genre, Ira Levin décrit un univers futuriste où les individus sont contrôlés par voie de psycho-pharmacopée, et sous une gestion informatisée de leur existence. Les individus récalcitrants et refusant ce contrôle étant appelés « les incurables », soit en termes psychiatriques actuels des « psychotiques chroniques non compliants et anosognosiques ». Il n’est évidemment pas utile de développer plus avant le parallélisme entre cet univers de science-fiction publié en 1970 et notre réalité contemporaine. Il n’est toutefois pas anodin d’observer que ce roman est contemporain de la vague antipsychiatrique qui a impacté les pays occidentaux, et qui a sombrement échoué en France dans les vapeurs des stupéfiants et dans des courants très tendance ces années 1970 valorisant la schizophrénie, la folie et l’éclatement des limites.
 

Y a-t-il vraiment une hausse du nombre des personnes en soins sans consentement ?

Si entre 2010 et 2016 le nombre de personnes officiellement sous mesures de soins psychiatriques sans consentement est passé de 71 000 personnes à 94 000 personnes du fait, d’après les analyses successives de l’IRDES, de la mise en place des mesures de soins péril imminent et des programmes de soins ambulatoires sans consentement, doit-on pour autant tel qu’on le fait actuellement, en se plaçant sur le long cours, parler d’une hausse de ces mesures ?

Sait-on seulement qu’au moment où la loi du 27 juin 1990 est prise, aucun des « placements libres » (devenus des « hospitalisations libres » avec la loi de 1990) qui ont cours dans les établissements régis par la loi du 30 juin 1838, ne permet légalement aux personnes placées d’exercer les droits des personnes librement hospitalisées en cliniques psychiatriques ou dans des services hospitaliers non habilités à l’internement au sens de la loi de 1838 ? En effet, l’article L 353-2 du Code de la santé publique ancien issu de la loi Sécurité et liberté du 2 février 1981, stipulait que les droits, listés dans cet article, de la personne librement hospitalisée en milieu psychiatrique connaissaient un cas d’exception dans le cadre duquel ces mêmes droits ne s’appliquaient pas. Ce cas d’exception étant précisément les centres hospitaliers spécialisés en psychiatrie régis par la loi du 30 juin 1838 habilités à garder dans leurs murs les personnes sous contrainte [4] .

Sous cet angle d’analyse au long cours, lorsque la loi du 27 juin 1990 est promulguée et rendue opposable par sa publication dans le journal officiel du 30 juin 1990, 70 000 personnes sont hospitalisées sans leur consentement [5]. Mais ce chiffrage n’inclut pas les personnes sous mesures de sorties d’essai, celles-ci n’étaient du reste pas légales puisque régies par une simple circulaire de 1957. En 1990, selon toute vraisemblance, nous étions aux alentours du nombre de 94 000 personnes recensées officiellement sous mesures de soins sans consentement en 2016…

N’a-t-on pas, plus exactement, assisté à un déplacement dedans-dehors du nombre de personnes sous mesures de soins sous contrainte, ce mouvement s’accompagnant d’une explosion des situations de contrainte aux soins psychiatriques de fait ?

— Vu que nombre de personnes officiellement en hospitalisation libre sont en milieu fermé et donc en situation d’hospitalisation sous contrainte de fait, en plus que d’être soumis à des pratiques de contrainte aux soins pouvant inclure des mises en isolement avec ou sans contention ;

— vu qu’ont été systématisées des pratiques de contrainte aux soins avec intériorisation de cette contrainte par des personnes prises en charge en ambulatoire terrorisées à l’idée d’être réhospitalisées dans des conditions parfois terrifiantes d’indignité ;

— vu l’inflation de la file active dans la psychiatrie publique, qui était d’un peu moins d’un million de personnes en 1990 et de 2,4 millions de personnes actuellement ;

n’est-on pas amené à dire que d’une part le nombre de personnes officiellement sous mesures de contrainte psychiatrique est en fait relativement stable par rapport à 1990, mais aussi que le nombre de personnes, en droit comme en fait, sous mesures d’hospitalisations sans consentement à temps complet ou sous mesures de soins sous contrainte ambulatoire, a littéralement explosé ?

Le comble étant qu’aucun agent hospitalier ne peut être pénalement poursuivi pour internement arbitraire, mais par contre que des psychiatres hospitaliers peuvent l’être pour n’avoir pas décelé que tel patient est d’une dangerosité potentielle telle qu’il convient de le garder indéfiniment dans les murs sous mesure de contrainte par principe de précaution…

Dans de pareilles conditions il était indispensable d’instaurer le contre-feu d’un contrôle judiciaire obligatoire des mesures d’hospitalisations sans consentement. Si déficient qu’il soit au plan national actuellement, ce processus de judiciarisation a permis un développement accéléré ces dernières années d’une jurisprudence favorable aux droits des personnes sous mesures de soins psychiatriques sous contrainte.
 

Conclusion

Nous tenons en conclusion à faire part de notre indignation devant la bronca indécente qui a accompagné l’entrée en vigueur du volet judiciaire de la loi du 5 juillet 2011 modifiée le 27 septembre 2013. L’humanité même des personnes psychiatrisées – mais aussi la nôtre puisque les auteurs du présent article ont été psychiatrisés – ne vaut-elle rien au point que nous n’ayons pas même droit d’être des sujets de droit ?

La France connaît des « dictatures sectorielles » au nombre desquelles les institutions psychiatriques et leurs périphéries. Je reprends ici ce concept de « dictature sectorielle » qui a été utilisé par le Pr. Denis Buican, professeur émérite d’histoire des sciences, qui présidait le jury de thèse de Philippe Bernardet lors de la soutenance de cette thèse sur l’évolution de la contrainte en psychiatrie de 1945 aux années 1990, le 25 octobre 1996, à l’université Paris 10-Nanterre, en présence du Pr. Jacques Postel (médecin-chef, historien de la psychiatrie, académicien), qui faisait partie du jury.
 

Références


[1Agence technique de l’information sur l’hospitalisation (ATIH). Psychiatrie chiffres clés 2016.

[2Sur ce sujet, cf. Me Corinne Vaillant, L’Information psychiatrique, décembre 2011, « L’intervention du juge des libertés depuis la loi du 5 juillet 2011, les premiers obstacles rencontrés ».

[3Le quotidien du médecin, 16 novembre 2017

[4Sur ce point cf. les pages 51 à 53 du mémoire de DEA de droit des libertés publiques défendu par Philippe Bernardet à l’université de Paris-10 Nanterre, en novembre 1998. Pour accéder à ce document cliquer sur ce lien.

[5Psychiatrie, droits de l’homme et défense des usagers en Europe, Philippe Bernardet auteur principal, Corinne Vaillant, Thomaïs Douraki, Eres, 2002.


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