2018-12-15 Du déni des droits des psychiatrisés dans la psychiatrie française

• Pour citer le présent article : https://goo.gl/R5Uw82 ou https://psychiatrie.crpa.asso.fr/683

Document du samedi 15 décembre 2018
Article mis à jour le 30 août 2020
par  A.B.

Sur notre site : 2011-09-30 Les difficultés de l’accès aux droits pour les patients sous contrainte psychiatrique

Ainsi que : 2017-12-18 Intervention lors d’un colloque du Collectif Contrast • Retour sur un parcours militant

Ou bien : 2014-02-01 La loi du 27 septembre 2013, entre contrainte aux soins, et droits de l’homme

2019-01-31 - Un retour en arrière

Pour retrouver cet article sur l’édition participative « Les contes de la folie ordinaire » de Mediapart : (cliquer sur ce lien).


CRPA - Cercle de Réflexion et de Proposition d’Actions sur la psychiatrie
Association régie par la loi du 1er juillet 1901 | Réf. n° : W751208044
Président : André Bitton. 14, rue des Tapisseries, 75017, Paris.
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André Bitton.

Paris, le 14 décembre 2018.

2018-12-15 Texte de l’intervention CRPA.

Intervention à une formation organisée par le Syndicat des avocats de France (SAF), le 15 décembre 2018, à la bibliothèque de l’ordre des avocats du Barreau de Créteil, sur le thème : Les obstacles à la garantie des droits des personnes hospitalisées sans leur consentement.

Point de vue associatif critique sur la jurisprudence et le rôle de l’avocat.

Du déni des droits des psychiatrisés dans la psychiatrie française.
 

1. - Introduction

Je tiens tout d’abord à remercier le syndicat des avocats de France de m’avoir invité une nouvelle fois pour participer à cette formation.

Je tiens à remercier chaleureusement les avocats que j’ai pu connaître dans toute cette aventure juridique, politique et humaine qui ont œuvré de façon dévouée, avec nous, dans nos dossiers, sans compter leur temps.

Depuis l’été 2011, les droits des personnes internées en milieu psychiatrique ont pris une dimension concrète. La bataille juridique, enclenchée en 1973 et systématisée à dater de 1982, reste rude pour que ces droits soient mis en œuvre, en tant que droits fondamentaux, mais aussi dans les procédures elles-mêmes.

J’adresse une pensée à celles et ceux que j’ai connus depuis près de 30 ans avec qui j’ai milité. Peu importe qu’il y ait eu nombre de conflits entre nous, ce qui importe c’est que dans ces Bastilles psychiatriques comme dans leurs périphéries que nous avons eu à connaître, le droit est en train de remplacer la coutume. Nous gardons cet espoir qu’au lieu d’un système psychiatrique féodal qui est celui que nous connaissons, celles et ceux qui nous succéderont connaîtront un système de prise en charge psychiatrique plus respectueux des droits et des libertés des personnes prises en charge que celui que nous connaissons.
 

2. - Un constat sur l’invalidation ségrégative qui nous frappe

Je vous cite de mémoire deux phrases de soignants en psychiatrie qui me semblent résumer d’où nous venons, mais aussi où nous en sommes :

—  « Les droits fondamentaux sont antithétiques avec les soins psychiatriques ». Un psychologue dans un CMP au début des années 1990.
—  « Le Groupe information asiles … le CRPA actuellement … est dirigé par un paranoïaque dangereux qui n’a jamais admis son internement. Il est d’autant plus dangereux qu’il entraîne d’autres personnes dans son délire ». Un président d’une commission médicale d’établissement psychiatrique en 2015.

Cette invalidation de la parole et des actes des personnes psychiatrisées, qui ne sont guère plus que des symptômes qu’il y a lieu de traiter, est en place depuis le développement officiel de la discipline psychiatrique, c’est-à-dire depuis la loi du 30 juin 1838. La logique ségrégative de la loi de 1838 continue de nos jours d’imprégner les pratiques, ainsi que le regard que la société porte aux personnes psychiatrisées.

Il n’est pas anodin de constater que ce regard néantisant est porté par les psychiatrisés eux-mêmes sur eux-mêmes et sur les personnes psychiatrisées, cet état de fait rendant illusoire, ou pour le moins compliqué, toute organisation des personnes psychiatrisées en dehors de la tutelle des professionnels de la psychiatrie et des institutions liées.

Ces contenus très classiques que j’ai cités plus haut et qui ne concernent pas que ma propre personne o combien, sont très couramment produits par des professionnels de la psychiatrie, par des parents de psychiatrisés, par des politiques, des autorités diverses, des média de masse, par l’opinion publique donc également … Ce sont les droits des personnes psychiatrisées en tant que droit à la liberté, et aux droits les plus fondamentaux des personnes, qui, en psychiatrie, ne sont pas de mise et vont contre la logique et la nécessité des soins. C’est aussi également la réclamation par les personnes psychiatrisées de leurs droits qui est en elle-même pathologique.

La situation en place dans la psychiatrie française pourrait se résumer comme suit : les patients psychiatriques sont dans le déni de leur maladie. Les soignants et les personnels des institutions sont dans leur majorité dans le déni que les patients aient des droits effectifs. On est donc ainsi déni contre déni.
 

3. - La mise hors champ du droit dans l’institution psychiatrique

Si les lettres de cachet de l’ancien régime ont été abolies par un décret du 16 mars 1790, force est de reconnaître que la loi du 30 juin 1838 sur l’enfermement des aliénés a constitué un authentique rétablissement de ce pouvoir discrétionnaire de l’administration et a mis en place le pouvoir de ces médecins spéciaux que sont les aliénistes, qui deviennent des psychiatres en 1938, sous le Front populaire.

1832-1837, rapports des quatre experts aliénistes mandatés par le Gouvernement de Louis Philippe, roi de France, en vue de l’instauration d’une loi spécifique sur les aliénés (Esquirol, Ferrus, Falret et Faivre). Pour l’un de ces experts dont la thèse l’emportera, Jean-Etienne Esquirol, les aliénés doivent être totalement remis dans les mains des hommes de l’art, les aliénistes (actuels psychiatres), sans regard ni contrôle extérieur, et en particulier sans qu’il soit question d’un contrôle judiciaire de l’internement de ces mêmes aliénés. Seul l’expert aliéniste Guillaume Ferrus, qui sera minoritaire et dont la thèse sera rejetée, proposera que l’internement soit décidé par voie judiciaire. Il subsistera de cette polémique, le droit de saisine inscrit dans la loi du 30 juin 1838, du Président du Tribunal de grande instance couvrant le lieu de l’internement à fin d’élargissement éventuel, et des contrôles périodiques de magistrats et d’administratifs, des asiles d’aliénés. Ces visites de contrôle ne seront rapidement du reste que protocolaires.

Citation du député Isambert à la Chambre des députés lors de l’adoption en 1837 de la loi de 1838 : « … Vous rétablissez dans nos lois le principe des lettres de cachet … Vous dépossédez le pouvoir judiciaire au profit de la puissance administrative, représentée par la médecine spéciale… ». De son côté à la chambre des Pairs, le duc de la Rochefoucault - Liancourt s’insurge : « Vous évincez la famille aussi bien que la magistrature … » .

La loi du 30 juin 1838 est donc bien une loi de police, qui se veut également protectrice des aliénés. Elle crée ce monde à part, vivant en autarcie, des asiles d’aliénés, dont le déploiement se fera essentiellement sous le deuxième empire.

La loi du 30 juin 1838 exclut le droit du monde psychiatrique. Elle permet le développement d’un droit essentiellement coutumier qui va être progressivement rationalisé essentiellement d’ailleurs par des circulaires ministérielles, pratiquement jusqu’à la loi du 27 juin 1990 qui modernise et adapte la loi de 1838.
 

4. - La clinique et la nosographie psychiatrique perfectionnent cette exclusion du droit

Dès la naissance de la psychiatrie comme discipline séparée, le droit étant mis hors champ, l’affirmation de quelconques droits des psychiatrisés est rejetée, déniée mais aussi psychiatrisée. C’est donc en tant que système clos, totalitaire, que l’institution psychiatrique a, très rapidement, dès la deuxième moitié du 19e siècle, consolidé sa mise hors champ judiciaire, et sa négation consubstantielle des droits fondamentaux des personnes soumises à sa contrainte. On constate donc aisément que le déni des droits fondamentaux dans le champ psychiatrique est une partie intégrante et essentielle de ce champ et de ses pratiques.

Ainsi du concept diagnostique de « paranoïa quérulente processive » qui est développé dès 1857 en Allemagne par un aliéniste allemand Johan Ludwig Casper, pris en relais par un de ses confrères Kraft-Ebing. Au début du 20e siècle Emil Kraepelin, également aliéniste allemand systématise ce concept qui entre temps a fait florès dans le petit milieu des aliénistes français. Parmi ceux-ci Valentin Magnan qui fut aliéniste responsable des admissions à Sainte-Anne à Paris à la fin du 19e siècle .

Ainsi donc dans ce monde clos et totalitaire des asiles d’aliénés, toute revendication de droit, toute réclamation sont pathologiques, et en tant que telle passibles des rétorsions – sanctions, des « soins » que les asiles d’aliénés ont pu connaître qui constituent d’ailleurs une galerie des horreurs .
 

5. - Une croissance constante des effectifs des personnes internées

En parallèle à cette systématisation d’une grille clinique permettant d’évacuer toute revendication juridique des personnes internées ou de leur famille et des juristes qui vont périodiquement soulever des affaires d’internements abusifs, les effectifs des établissements psychiatriques croissent de façon considérable, d’un peu moins de 8 000 personnes internées au début des années 1840, ce nombre est porté à 75 000 personnes en 1870, 92 500 personnes en 1920 (soit le nombre de personnes sous mesures de soins psychiatriques sous contrainte en 2015), et jusqu’à 150 000 internés à la veille de la 2e guerre mondiale. Une déflation des effectifs a toutefois lieu durant la 2e guerre mondiale du fait de la mort par famine d’environ 50 000 personnes internées .
 

6. - La sectorisation psychiatrique et la légalisation de la contrainte aux soins psychiatrique

La sectorisation psychiatrique est mise en place par une circulaire du 15 mars 1960 , mise à effet par une autre circulaire de 1971. Le prototype du dispensaire d’hygiène mentale a été mis en œuvre par le Dr Edouard Toulouse, à Sainte-Anne dans les années 1920. Cette innovation a prêté lieu à une circulaire de 1937 du ministre de la santé Marc Rucart de l’époque qui l’officialise . Le Législateur ne consacrera la sectorisation psychiatrique que par une loi du 31 décembre 1985.

Lorsque la politique de développement de la sectorisation psychiatrique est rendue effective au début des années 1970, 120 000 personnes sont internées dans les établissements psychiatriques du pays … A la même époque le nombre de détenus carcéraux est environ de 30 000 personnes.

Si avec la mise en œuvre de la politique de sectorisation des prises en charge psychiatriques l’ effectif des personnes officiellement hospitalisées sans leur consentement décroît, c’est aussi à une explosion de fait des pratiques de contrainte aux soins psychiatriques que l’on assiste, avec la systématisation de la mise sous traitements psychiatriques de gré ou de force des personnes psychiatrisées. A partir des années 1970 les prises en charge psychiatriques se font entre l’hôpital et les centres médico-psychologiques ou dispensaires psychiatriques. D’autres lieux de prise en charge sont développés.

Néanmoins le constat s’impose d’une explosion des files actives en psychiatrie, en parallèle à une mise sous traitements psychiatriques des personnes suivies sur le long cours, voire à vie. Ainsi la file active de la psychiatre publique passe d’environ 200 000 personnes en 1971, à environ 900 000 personnes quand la loi du 27 juin 1990 est promulguée, et à 2,4 millions de personnes actuellement …

On est ainsi passé d’un cadre législatif portant sur l’enfermement des aliénés à un cadre législatif portant sur les soins psychiatriques sous contrainte, en même temps que la population ciblée est de plus en plus élargie. C’est cet état de fait qui fait de la psychiatrie une discipline princeps dans les modalités du contrôle social dans notre pays.

Les statistiques actuelles démontrent qu’en 2015, 92 000 personnes étaient officiellement sous mesures de soins psychiatriques sans consentement tous modes confondus, contre 71 000 personnes 5 ans auparavant.

D’autres statistiques du ministère de la justice attestent que le volume de mainlevées accordées lors des contrôles judiciaires des mesures de soins psychiatriques sans consentement est stable depuis 2013. Il est aux alentours de 8 % du nombre total des mesures contrôlées incluses les mesures pour lesquelles le contrôle judiciaire n’a pas eu lieu soit pour cause de sortie de la personne en soins sans consentement, ou du fait d’une transformation du régime de la mesure.
 

7. - L’exclusion du droit dans l’actualité psychiatrique

Il subsiste de nos jours de larges pans de cette idéologie « anti juridique », à travers le rejet de la judiciarisation des hospitalisations sans consentement que nous connaissons actuellement. Sur ce point le film « 12 jours » de Raymond Depardon (novembre 2017) illustre ce rejet de façon caricaturale. Ce rejet est aussi celui de toute prise en compte pratique des droits des psychiatrisés, réclamée par les « usagers » eux-mêmes ainsi que par leurs avocats. Ainsi, au titre des subsistances de cet état d’esprit, ces services psychiatriques qui considèrent pathologiques les demandes des psychiatrisés sous contrainte de pouvoir accéder à un avocat, et qui haussent les doses de traitements psychiatriques face à de telles demandes à moins que la personne ne soit carrément placée en chambre d’isolement et mise sous contention.

D’après les témoignages des psychiatrisés qui se confient aux associations structurées sur ce champ, seule une minorité de soignants du cadre hospitalier respectent les droits de recours des patients, ainsi que l’expression par les patients de leur volonté de recourir. Une ample majorité de soignants du cadre hospitalier rejettent les demandes de recours des patients.

Vous avez tous constaté que si actuellement un contrôle judiciaire des mesures d’hospitalisations sans consentement a été mis en place, ce contrôle n’a été instauré que par le biais de jurisprudences du Conseil constitutionnel, certainement pas de gré . La judiciarisation de l’hospitalisation sans consentement que nous connaissons actuellement est à la base une construction jurisprudentielle.
 

8. - Conclusion

Un tel constat de déni du droit et des droits des personnes psychiatrisées sous contrainte doit être combattu, et contrarié par une mobilisation des avocats. Il incombe aux avocats qui sont commis d’office ou qui sont choisis dans le contrôle judiciaire des mesures d’hospitalisations sans consentement de contrer une telle pente et de faire leur travail de juriste. D’autant que le système psychiatrique est de fait le principal système répressif du pays, dans la mesure d’une part de l’extension des pratiques de contrainte aux soins psychiatriques en ambulatoire, d’autre part dans la mesure où la psychiatrie est aussi bien la police des familles. La psychiatrie est par essence une discipline de « la domination de proximité », pour reprendre une expression de l’historienne Emmanuelle Loyer .

Pour reprendre une phrase du Pr. Denis Buican qui présidait le jury de thèse lors de la soutenance le 25 octobre 1996 de sa thèse en histoire des sciences par Philippe Benardet sur l’évolution de la contrainte en psychiatrie depuis 1945 : « la France connaît des dictatures sectorielles. Parmi celles-ci les institutions psychiatriques », et leurs périphéries (c’est moi qui rajoute).
 

Références utiles

1. - Vous trouvez un récapitulatif utile des différents textes pris depuis le 19e siècle sur le site institutionnel Ascodocpsy. Lien : https://goo.gl/e6YJbj

2. - Lecture recommandée : le chapitre Wikipedia sur le Groupe information asiles (GIA). Permet de se faire une idée de la lutte juridique et politique menée depuis les années 1970 par ce mouvement pour faire passer une judiciarisation de l’internement psychiatrique : https://fr.wikipedia.org/wiki/Group…

3. - Sur les mouvements d’usagers en psychiatrie et sur la représentation institutionnelle des usagers en psychiatrie, l’article suivant publié en août 2015 par les Cahiers de santé publique de la fondation Gabriel Péri peut être utile : La représentation des usagers en psychiatrie, une représentation sans contenu. Lien : https://psychiatrie.crpa.asso.fr/521

4. - Sur la loi du 27 septembre 2013 modifiant la loi du 5 juillet 2011, cf. le chapitre du site du CRPA, lien : https://psychiatrie.crpa.asso.fr/377

5. - Sur la situation actuelle de la psychiatrie française, le signal d’alarme que nous avons posé le 4 octobre 2017 lors de l’audition d’associations d’usagers en psychiatrie par la Rapporteure spéciale des nations-unies sur le handicap. Lien : https://psychiatrie.crpa.asso.fr/656


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