2014-10-12 - Un constat sur l’hôpital psychiatrique actuel par un psychiatre hospitalier

• Pour citer le présent article : http://goo.gl/85QE3g ou http://psychiatrie.crpa.asso.fr/461

Document du dimanche 12 octobre 2014
Article mis à jour le 28 août 2020

Sur notre site, du Dr Philippe Champagne de Labriolle : 2013-05-25 Le droit et les soins ne sont pas incompatibles (Dr Philippe de Labriolle)

Ou bien : 2010-11-29 - Méditations iconoclastes sur la décision du Conseil constitutionnel du 26 nov. 2010, sur l’H.D.T. (par le docteur Philippe de Labriolle, psychiatre)

Auteurs : A.B. - H.F.


2014-10-12 Que se passe-t-il en ce moment à l’hôpital psychiatrique ?

Que se passe-t-il en ce moment à l’hôpital psychiatrique ?

Par le Dr Philippe Champagne de Labriolle, psychiatre au CHD Georges Daumezon de Fleury-les-Aubrais, Loiret (45).

Le 12 octobre 2014.
 

Plusieurs phénomènes, et non des moindres, viennent bousculer le milieu psychiatrique public en raison de sa spécificité par rapport à la psychiatrie d’exercice privé : C’est le lieu de l’internement, c’est-à-dire le lieu légal de la restriction de la liberté individuelle en vue des soins. Nous allons développer ce qu’il n’est pas excessif de considérer comme le bouleversement d’une institution, après en avoir rappelé le cadre légal.

La psychiatrie publique est seule habilitée à assumer les soins sous contrainte, selon deux modalités distinctes : L’hospitalisation d’office (H.O.), prononcée par le Préfet du département concerné. Elle s’applique aux patients troublant gravement l’ordre public, et dont le comportement est en rapport avec des troubles mentaux actuels et patents. En cas d’urgence, quasi inéluctable à vrai dire, c’est le maire de la commune dont l’ordre public est compromis qui prononce une hospitalisation d’office d’urgence. Un certificat médical circonstancié justifiant l’H.O. est requis. Dans les 24 heures suivant l’admission, un psychiatre hospitalier se prononce sur la justification médicale de la mesure administrative.

Bien distincte est l’hospitalisation à la demande d’un tiers (H.D.T.) : C’est un proche qui, dans l’intérêt du patient, formule une demande de soins pour lui, mais à sa place. Deux certificats médicaux convergents sont requis, établissant que des soins immédiats sous surveillance constante ne peuvent être différés, et que les troubles mentaux altèrent toute capacité à consentir. Le certificat de 24 heures, émanent d’un psychiatre hospitalier, est, comme pour l’H.O., requis. D’autres suivent à échéance fixée par la loi.

L’hospitalisation sans consentement est l’exception légale à la règle générale : nul ne doit, sans son consentement, être retenu en milieu hospitalier, hormis les cas prévus par la loi : Ces exceptions sont l’H.O. et l’H.D.T. L’hospitalisation consentie est dite libre (H.L.). Elle constitue, répétons-le, la règle, et, ipso facto, le but des soins : Restaurer la capacité à consentir à des soins nécessaires, tant pour le bien particulier que pour le bien commun. Si tout va bien, H.O. et H.D.T. finissent en H.L., puis en sortie.

La première codification légale du soin sous contrainte remonte au 30 juin 1838. L’armature de la « loi de 38 », comme on disait, est restée stable jusqu’au 27 juin 1990. Cette loi a vécu 152 ans. Elle a subi des critiques virulentes, portant essentiellement sur la facilité de l’internement, et d’éventuels abus. C’était en déplorer la vertu pratique : simplicité, et donc rapidité, de l’accès aux soins ; simplicité de la sortie justifiée. C’est le psychiatre hospitalier qui assumait l’éthique de la justification. Ce fût son rôle, et son honneur. Il devait dire oui ou non à bon escient, selon la déontologie médicale.

Le roman d’Hervé Bazin « la tête contre les murs » donne un témoignage frappant sur le milieu psychiatrique de 1949, soit quelques années avant l’essor des psychotropes. Le héros, en conflit avec sa famille de notables provinciaux, est interné à plusieurs reprises sans être un malade. Il est détenu, voire camisolé, mais pas « tassé » par un traitement de cheval : Les neuroleptiques n’existent pas encore. Le soin est paternaliste et rééducatif ; l’éloignement du perturbateur irresponsable en est l’esprit, faute de mieux. Ce trublion est bien souvent un « maillon faible » : Un débile, voleur de poules, est à protéger plus qu’à blâmer. Cette époque est considérée comme pré thérapeutique, offrant, avec l’asile, un milieu séparé du monde, protecteur au mieux, ségrégateur au pire.

C’est l’époque encore vaillante des médecins directeurs, qui s’achèvera, en quelques années, avec la loi de 70 portant réforme hospitalière. Car l’asile est transformé par le Largactil, mis à la disposition des hôpitaux en 1952 : Les agités ne s’agitent plus, et beaucoup rentrent chez eux. Les pavillons d’agités disparaissent. Les sorties se multiplient ; elles deviendront la règle, et désormais le but. L’hôpital psychiatrique se réorganise en lieu de socialisation, sous la forme de l’hôpital village, horizontal, quand l’hôpital général, lui, reste vertical par nécessité, pour que le patient puisse consulter tous les spécialistes en conservant son lit, son fauteuil, ou son pyjama. De nos jours, tout hôpital veut n’être qu’un lieu de passage…

Avec les années 50, la psychanalyse fait réfléchir les uns et les autres. On croit tenir la clé des songes. Le milieu clos sur lui-même sort de la résignation et se remet en question, notamment en 68. Des formations professionnelles préparent l’infirmier de demain. On rêve d’abattre définitivement les murs de l’asile. Le marxisme triomphant dénonce les conséquences psychiatriques des rapports de dominance masquée qu’un changement de société peut, doit, et va éradiquer. La vie s’accélère, les gestionnaires prennent le pouvoir. Les Trente Glorieuses font miroiter tous les possibles. L’époque est à la confiance. L’asile vaticine sur son obsolescence inéluctable ; on n’en est pas à préserver des bassins d’emplois.

Cet optimisme thérapeutique ne survivra pas au choc pétrolier de 1973, ni à l’introuvable révolution anti-institutionnelle, si attendue et annoncée par d’aucuns avec le retour de la Gauche au pouvoir. Mai 83 enterrera les mirages de 81.Trente ans après, la maladie mentale n’est pas vaincue. Mais les moyens de la soigner ont fondu comme neige au soleil, et avec eux les illusions.

Venons-en à l’actualité, et à trois phénomènes qui se télescopent :

— Le premier est, à mon sens, le plus grave : C’est la crise médicale. Le psychiatre hospitalier n’a plus le courage de sa déontologie. Il se prête, bon gré, mal gré, à devenir le cadre docile, subordonné du Directeur, que la loi de 91 portant réforme hospitalière a couché sur le lit de Procuste. Beaucoup de praticiens quittent l’hôpital. Les titulaires manquants sont remplacés par des collaborateurs à statut précaire. Force est de le constater, avec lucidité : Le faisant fonction de psychiatre hospitalier ne peut prétendre conserver son rôle traditionnel de garant de la liberté du malade, et, simultanément, son emploi.

— le second en est la conséquence : La judiciarisation des rapports entre médecins et malades est la réponse de plus en plus fréquente à une perte massive de confiance dans le corps médical hospitalier et déstabilise un milieu soignant déjà fragilisé par une crise de confiance sociale globale : Le soin est saturé d’attentes réparatrices débordant les ressources médicales. Mais la judiciarisation est aussi la formalisation de droits trop souvent déniés au malade, qui conduit à la systématisation d’un contrôle judiciaire de la privation de liberté. Il n’y a guère plus de dix ans que le recours judiciaire devient une réalité. Le recours a posteriori instauré de façon pourtant claire par la loi de 38 était, il faut le dire, aléatoire et souvent fictif. Or le 26 Novembre 2010, le Conseil constitutionnel a, sur saisine associative, déclaré inconstitutionnel le maintien d’une H.D.T. au-delà de quinze jours sans confirmation judiciaire. La loi doit intégrer cette nouvelle disposition dans l’année. D’une façon globale, un contrôle de la légalité et de la légitimité des pratiques soignantes, distinct des contrôles de qualité, s’intègre au milieu psychiatrique. Pour certains, il était temps. Pour d’autres, de quoi demain sera-t-il fait ? Va-t-on remplacer le Vidal par le Dalloz ? Ou devra-t-on ne se séparer ni de l’un ni de l’autre, volumineux et lourds au demeurant ? Quand le correctif devient norme, l’excès n’est pas loin. Ambiance !

— le troisième, de pleine actualité également, est la politique administrative de contrainte aux soins en ambulatoire. Une nouvelle loi est en cours d’examen par les chambres législatives. Elle va remplacer la loi du 27 juin 1990, dont les nouveautés intéressantes (notamment la caducité de la contrainte si les certificats légaux manquent) sont assorties d’impasses légales (dont les sorties d’essai interminables). Mais la contrainte « à domicile » est une hérésie pour l’esprit même du soin psychiatrique, lui-même confondu avec l’esprit d’un contrôle permanent et ubiquitaire, alors qu’il y avait jusqu’ici un lieu hospitalier, et un « dehors » où l’on est libre de ses mouvements responsables. Quelques drames impliquant des malades ont été exploités afin de « resserrer les boulons », et remettre les décisions de sortie à des décideurs non médicaux. Peut-on imaginer un discrédit plus formel du corps médical ? A ce stade, le judiciaire reprendra, mais à sa façon, le flambeau de la défense des libertés. L’essentiel étant que l’administration n’ait jamais, en matière d’internement, les coudées franches.

Et le soin dans tout ça ? Comment un psychiatre « docile » peut-il faire un thérapeute ? Comment continuer à agir selon l’indépendance déontologique quand cette indépendance irrite, et coûte à celui qui s’y risque. Ce point est préoccupant, car l’Ordre des Médecins ne se saisit pas lui-même dans un contentieux hospitalier. A contrario, la Préfecture, le Procureur et le Ministère de la Santé peuvent faire tancer par l’Ordre des Médecins un praticien rebelle, lequel doit fourbir son dossier pour s’en sortir !

L’ensemble des usagers plaignants et les associations qui les aident ont un grief plus central encore : Le médicament remplace le soin. C’est paradoxal de contester un outil biologique fort utile, et pourtant ! Le cachet paresseusement prescrit sous la dictée des arbres décisionnels appelés RECOS, c’est peinard et sans danger. Pour le prescripteur ! L’injection mensuelle de neuroleptique-retard, renouvelée en cinq minutes, pour trois mois, est-ce du soin ? Est-ce même mieux que rien ? Et que vaut le consentement sous la menace ? L’obligation de moyens est un point de départ, non d’arrivée, sauf adversité rédhibitoire. Tout psychiatre responsable sait qu’il est impossible de nier la nécessité d’un temps de contrainte dans les crises graves de nature psychiatrique. Et l’action indispensable de psychotropes lourds, pour un temps compté. Mais l’objectif d’un thérapeute reste celui de restaurer une autonomie de gestion de soi, à travers un lien qui ramène le patient dans l’humanité partagée. Gérer la file active de pauvres hères neutralisés à dose maximale autorisée, est-ce encore de la médecine ? Un vrai travail psychothérapique doit toujours être tenté. Avant que la déréliction et la révolte ne transforment le souffrant en un danger, pour lui-même d’abord, et parfois pour autrui.

Bref, que se passe-t-il en ce moment dans la psychiatrie publique ?

La psychiatrie à la française est condamnée. Faute de psychiatres hospitaliers à la hauteur des enjeux. Des prescripteurs, on en trouve. Des thérapeutes, on en cherche.