2013-11-03 - Une enquête de Mediapart sur l’I3P : L’inamovible infirmerie psy de la Préfecture de police de Paris

• Pour citer le présent article : http://goo.gl/sfSY0q ou http://psychiatrie.crpa.asso.fr/387

Document du dimanche 3 novembre 2013
Article mis à jour le 28 août 2020

Sur l’infirmerie psychiatrique, on pourra lire sur notre site : 2011-03-18 Libération, L’infirmerie psychiatrique dans le collimateur du CGLPL

— Ou bien : 2011-02-15 CGLPL Recommandation relative à l’Infirmerie Psychiatrique de la Préfecture de Police

2011-11-03 Enquête de Mediapart sur l’internement abusif en 2010 d’un haut fonctionnaire

— Ou même : 2013-06-14 Témoignage d’un haut fonctionnaire sur l’Infirmerie psychiatrique de la préfecture de police

— Sur cette même affaire : http://www.mediapart.fr/journal/fra…

— Sur les développements récents de cette polémique sur l’I3P : 2014-10-15 - Un dossier du Point sur l’Infirmerie psychiatrique de la préfecture de police de Paris

— 2016-04-21 - APM - À propos d’un rapport sur l’Infirmerie psychiatrique de la préfecture de police de Paris
 


2011-11-03 Mediapart, enquête sur l’IPPP, par Louise Fessard

MediapartL’inamovible infirmerie psy de la préfecture de police de Paris

Le 3 NOVEMBRE 2013 | Enquête de Louise FESSARD |

Source : http://www.mediapart.fr/journal/fra…

 
À Paris, quelque 2 000 personnes passent chaque année par l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police, un lieu unique en France. Le contrôleur général des lieux de privation de liberté a demandé sa fermeture, mais la préfecture de police fait de la résistance et veut se contenter de menues réformes.
 

À Paris, la préfecture de police dispose de son infirmerie psychiatrique, une structure unique en France, financée par le ministère de l’intérieur. Dotée d’un budget de 3,8 millions d’euros, cette survivance du XIXe siècle fait depuis des années hurler les défenseurs des libertés. Mais l’infirmerie psychiatrique (IPPP ou I3P) a jusqu’ici résisté à toutes les tentatives de rattachement au droit commun. À l’automne 2012, un rapport remis à Bertrand Delanoë, le maire (PS) de Paris — et que Mediapart a pu consulter — a pointé le « manque d’impartialité objective dû aux liens qui unissent administrativement l’IPPP et la préfecture de police ». Et conclut que seule la fermeture de l’infirmerie pourrait mettre fin à cette fâcheuse confusion des genres. Mais le préfet de police de Paris, Bernard Boucault, s’accroche à son infirmerie psychiatrique et n’a concédé que quelques réformes à la marge.
 

C’est un bâtiment gris de la préfecture de police, accolé à l’hôpital Sainte-Anne dans le XIVe arrondissement. Au troisième étage, le bureau des actions de santé mentale (BASM) délivre les arrêtés d’hospitalisation d’office pris, à Paris, par le préfet de police. À l’étage inférieur, les dix chambres sécurisées de l’IPPP. C’est ici qu’en cas de « danger imminent pour la sûreté des personnes », les personnes présentant « des troubles mentaux manifestes » sont amenées par les policiers parisiens. Quelque 2 000 individus y passent chaque année pour une période d’observation pouvant aller jusqu’à 48 heures. Parmi eux, une bonne moitié de gardés à vue, mais également des « agités » interpellés sur la voie publique sans avoir commis aucun délit, des étrangers venant de centres de rétention administrative, etc. À l’issue du passage à l’IPPP, seuls 36 % des patients ont été hospitalisés d’office en 2011. Et 44 % sont sortis sans faire l’objet d’aucune mesure de soin psychiatrique.

Partout ailleurs en France, ce sont les urgences psychiatriques des hôpitaux qui jouent ce rôle. « On a pu parler de garde à vue psychiatrique, mais c’est faux, indique Éric Mairesse, le médecin-chef de l’IPPP. C’est l’équivalent des mesures provisoires, sauf qu’à Paris, les pouvoirs du maire sont exercés par le préfet de police et les commissaires. » Avant la réforme des soins psychiatriques sous contrainte du 5 juillet 2011, un simple procès-verbal d’un commissaire suffisait même à envoyer quelqu’un à l’IPPP. Désormais, il faut également un certificat médical, généralement délivré par les unités médico-judiciaires (UMJ) de l’Hôtel-Dieu. Le système parisien n’en reste pas moins kafkaïen : ce sont les commissaires de police qui, sur des motifs d’ordre public, amènent les personnes à l’IPPP, où elles sont examinées par des médecins rémunérés par la préfecture de police, puis c’est le préfet de police qui signe, certificats médicaux à l’appui, les arrêtés d’hospitalisation d’office. Lesquels sont contrôlés par la commission départementale des soins psychiatriques dont les membres sont nommés par… le préfet de police de Paris.

À l’infirmerie psychiatrique, on ne parle pas de patients, mais de « présumés malades ». Tout est dans l’ambiguïté du terme. En février 2011, Jean-Marie Delarue, le contrôleur général des lieux de privation de liberté avait demandé de « mettre fin » à cette « confusion dans la matière délicate de la privation de liberté pour motifs psychiatriques ». Sans remettre en question « le comportement et la conscience professionnelle des médecins et des soignants, qui n’encourent aucune critique », « le dispositif entretient le doute sur la distance entre considérations d’ordre public et considérations médicales, s’inquiétait le contrôleur. Pourquoi l’appréciation compétente d’une situation pathologique a-t-elle des liens avec une institution de police ?

Près de trois ans plus tard, rien n’a vraiment changé, si ce n’est l’apparition de blouses de couleurs différentes permettant de différencier soignants et surveillants, ainsi que d’une salle d’accueil pour les familles et les avocats (admis depuis fin 2006, à la suite d’une action en justice du Groupe information asiles). « Si on va vers le droit commun, on dépendra du bon vouloir des établissements de santé », craint Nicolas Lerner, directeur de cabinet adjoint du préfet de police de Paris. La préfecture de police se dit prête à quelques concessions pour mieux conserver son infirmerie : le recrutement du médecin chef par une commission d’experts jusqu’ici seulement consultative, une convention avec l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) ainsi que des contrôles des autorités sanitaires, auxquels échappe aujourd’hui l’infirmerie du fait de son statut baroque.

L’IPPP est, c’est certain, bien commode pour les policiers parisiens auxquels elle évite de longues attentes aux urgences psychiatriques. « Les policiers déposent la personne en bas de l’IPPP et repartent, remarque le directeur de cabinet adjoint du préfet de police. C’est moins coûteux en effectifs et le mode opératoire est simple. » La préfecture de police loue également le savoir-faire de l’infirmerie dans la gestion des personnes violentes, ce qui limiterait les troubles à l’ordre public dans les rues de la capitale. « On n’a aucune fugue et cette structure unique permet une reprise des gardes à vue, si le médecin estime que les personnes ne présentent aucun risque médical », souligne Nicolas Lerner.

Les médecins de l’IPPP bénéficient de moyens inespérés dans un système de santé public psychiatrique exsangue. Les six psychiatres certificateurs de l’infirmerie, assistés par 27 infirmiers et autant de surveillants ainsi que 18 médecins de garde, « disposent du temps nécessaire pour examiner le patient, prendre les contacts qui semblent utiles et rédiger les certificats requis », souligne un rapport remis à l’automne 2012 à Bertrand Delanoë. Un luxe au regard de son voisin, l’hôpital Sainte-Anne. Avec un budget à peine supérieur (4 millions d’euros contre 3,8 millions), le centre psychiatrique d’orientation et d’accueil de Sainte-Anne (CPOA) oriente chaque année cinq fois plus de personnes (10 000) que l’IPPP.

Le médecin chef Éric Mairesse, qui ne s’exprime jamais dans la presse, a fini par accepter de nous répondre pour « couper court aux fantasmes ». Il nie tout lien de dépendance avec la préfecture de police de Paris « à part la feuille de salaire ». « Tous les médecins psychiatres de l’IPPP sont à temps partiel et exercent ailleurs, que ce soit dans le privé, dans des établissements carcéraux, des cabinets ou à l’hôpital public, indique-t-il. Nous ne sommes pas poussiéreux et fossilisés. » Avant de poursuivre : « Notre rôle est de séparer ceux qui sont redevables de la justice ; ceux qui ne le sont pas et ont besoin de soins médicaux ; et enfin ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre et ont juste eu un moment d’égarement. » Éric Mairesse souligne que lors de la création de l’infirmerie, en 1872, l’intention, plutôt louable pour l’époque, était de « séparer le voyou du patient, qui devait être soigné en psychiatrie ». À l’origine accolé au dépôt, l’IPPP ne sera transféré rue Cabanis, sur un terrain de l’hôpital Sainte-Anne qu’en 1970. « On nous envie cet outil autant que certains disent qu’il est liberticide », assure-t-il.

À la suite de plusieurs vœux du groupe de gauche au conseil de Paris, Bertrand Delanoë a fini par se saisir de la question, sur laquelle la ville de Paris n’est pourtant pas juridiquement compétente. Il a créé en novembre 2011 un groupe de travail présidé par Sylvie Wieviorka et constitué d’élus parisiens, de représentants de la préfecture de police, de l’agence régionale de santé et de psychiatres. Leur rapport, remis au maire à l’automne 2012, reconnaît lui aussi « la qualité professionnelle » des médecins de la structure, mais pointe « un manque d’impartialité objective dû aux liens qui unissent administrativement l’IPPP et la préfecture de police ». Il conclut que seule la fermeture de l’IPPP répondrait « complètement à l’avis rendu par le contrôleur général des lieux de privation de liberté ». Bertrand Delanoë a toutefois exclu cette solution. « Comme vous, je ne pense pas que la fermeture pure et simple de l’infirmerie soit envisageable, indique-t-il dans un courrier adressé le 31 mai 2013 à Bernard Boucault. Il serait en effet paradoxal de se priver de la qualité de l’équipe médicale, saluée à maintes reprises par le groupe de travail et des moyens budgétaires actuellement dévolus à l’IPPP. »
 

« Force est restée à la police »

La préfecture de police n’a en effet pas manqué de rappeler aux élus parisiens qu’en cas de fermeture de son infirmerie, ses crédits ne seraient pas transférés au ministère de la santé. « Sur un plan théorique, il faudrait que cette structure disparaisse, reconnaît Sylvie Wieviorka, élue (PS) parisienne et psychiatre. Dans tous les autres départements de France et grandes villes du monde, on s’en passe très bien. Mais sur le plan pratique, une fermeture se traduirait par une perte sèche de 3,8 millions d’euros pour le citoyen parisien… »

Le maire de Paris suggère plusieurs « marges d’amélioration » pour « assurer davantage l’autonomie et l’impartialité de l’infirmerie vis-à-vis de l’institution préfectorale ». Reprenant les propositions de la préfecture de police, il réclame en outre une « évolution de composition de la commission départementale des soins psychiatriques » (l’organe de contrôle des soins sans consentement), ainsi que de confier la gestion de carrière des soignants de l’IPPP à l’institution médicale. « C’est le minimum, affirme Sylvie Wieviorka. Aujourd’hui, les membres de la préfecture de police qui siègent au sein de la commission départementale des soins psychiatriques sont juges et parties. Ce sont les mêmes qui prennent les arrêtés de soins sans consentement et qui sont censés les contrôler ! »

De son côté, le contrôleur général des lieux de privation de liberté ne voit qu’un pis-aller dans cette solution. « Ma position n’a pas varié, explique Jean-Marie Delarue. L’IPPP ne doit pas relever de la préfecture de police, mais du système de soins. Quelqu’un chargé de l’ordre public ne peut, en même temps, orienter les personnes d’un dispositif de santé mentale, sinon il est juge et partie. » Le contrôleur ne met pas en doute la bonne foi, ni le travail des médecins de l’I3P, mais « ils n’en relèvent pas moins de l’autorité du préfet de police qui peut mettre fin à leur contrat de vacation à tout moment », rappelle-t-il. « Comme la justice, cette structure ne doit pas seulement être impartiale, elle doit montrer les signes de son impartialité, soutient Jean-Marie Delarue. On ne peut laisser des soins de santé mentale et la liberté des personnes, qui sont des questions délicates, dans une procédure dont l’impartialité serait suspectée. »

Ce n’est pas la première fois que la préfecture de police de Paris sauve de justesse son infirmerie. En 1990 déjà, indique Libération, « lorsque la loi sur l’hospitalisation de 1838 a été corrigée par le législateur, il y a bien eu quelques débats pour tenter de remettre Paris dans le droit commun ». Le 5 juillet 2011, lors du vote de la loi réformant les soins psychiatriques sous contrainte, les parlementaires avaient remis le sujet sur le tapis et réclamé dans les six mois un rapport sur l’évolution de son statut et de ses modalités de fonctionnement. Deux ans et demi plus tard, ni le ministère de la santé, ni les parlementaires n’en ont vu l’ombre… « Pourquoi ne peut-on pas faire à Paris comme cela se passe dans les autres villes de France ? » demande le député Denys Robiliard (PS), rapporteur de la mission sur la santé mentale. Il se souvient du temps où les services médicaux dans les prisons dépendaient de l’administration pénitentiaire. « Les détenus appelaient le médecin le “véto”, dit-il. Le transfert à la santé a beaucoup apaisé les choses. Lors de la dernière mutinerie à la maison d’arrêt de Blois, en août, les locaux médicaux n’ont pas été touchés par exemple. »

« Force est restée à la police, constate Alain Lhostis, élu parisien (PCF) très actif sur le sujet depuis des années. La préfecture de police s’accroche à ces survivances sans qu’on sache pourquoi. Il vaudrait mieux que nous revenions au droit commun avant qu’une juridiction française ou européenne ne nous y oblige. » C’est en effet le risque agité par le contrôleur général des lieux de privation de liberté : celui d’une énième condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme. En 2004, la Cour européenne avait déjà condamné la France pour avoir interné à l’IPPP un restaurateur « pour des raisons purement administratives ».