2013-10-19 - Histoire et actualité de l’électrochoc • Un exposé de M. Laurent Wetzel

• Pour citer le présent article : http://goo.gl/Nca9Gt ou http://psychiatrie.crpa.asso.fr/388

Document du samedi 19 octobre 2013
Article mis à jour le 28 août 2020
par  H.F., A.B.

Nous renvoyons la lectrice ou le lecteur de ce site au témoignage de M. Laurent Wetzel, sur son internement abusif de 1995 : 2011-05-22 Témoignage de M. Laurent Wetzel, ancien Maire de Sartrouville (78), sur son internement arbitraire de juin 1995

— Notice sur M. Laurent Wetzel, sur Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Lauren…

— Cf. également un chapitre de Wikipedia sur les électrochocs, aussi appelés « sismothérapies » ou « électroconvulsivothérapie » : http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89…

Auteurs : A.B. - H.F.


2013-10-19 Histoire et actualité de l’électrochoc, par M. Laurent Wetzel

HISTOIRE ET ACTUALITÉ DE ÉLECTROCHOC

De M. Laurent Wetzel, agrégé d’histoire, ancien élève de l’École normale supérieure, inspecteur d’académie retraité.

N.B. : Ce texte a été exposé lors d’une réunion débat du CRPA, Cercle de réflexion et de proposition d’actions sur la psychiatrie, le 19 octobre 2013 à Paris.
 

Préambule

— Henri Baruk, Professeur agrégé à la Faculté de médecine de Paris, Médecin chef de la Maison nationale de Charenton, membre de l’Académie de médecine :
Les électrochocs, méthode barbare et inefficace, souvent dangereuse. Mémoires d’un neuropsychiatre, éd. Tequi, 1990, p. 47).

— Thomas Szasz, Professeur de psychiatrie à l’Université de New York, à Syracuse :
« L’électrochoc est un véritable crime perpétré contre la personne de la malheureuse victime qui le subit. Et cela […] surtout à cause des dégâts irréparables qu’il produit. » (Le Monde, 11 octobre 1981).

— Antonin Artaud, écrivain interné :
« Et ici [à Rodez] j’ai passé par 50 comas d’électro-choc […]. Tout cela m’a fait perdre la mémoire et il y a des pans entiers de mon passé qui ne me sont jamais revenus. » (Lettre à Marthe Robert, écrite en 1946, in Œuvres complètes d’Antonin Artaud, éd. Gallimard, tome XIV, p.79 et 80).

— Mrs Jackson, patiente, trois ans après un traitement par électrochocs :
« Il y a des choses que j’avais souhaité ne jamais oublier dont je ne me souviens plus - des choses importantes comme le jour de mon mariage et les gens qui y assistaient. Une amie m’a emmenée voir l’église où je m’étais mariée, mais cela n’a éveillé aucun écho en moi. J’en ai pleuré de rage […]. Une autre de mes amies m’a rappelé la sortie à la plage que nous avions organisée pour les gens du bureau deux ans avant que je n’entre à l’hôpital ; je n’ai pu que pleurer en l’entendant car tous ces événements ne faisaient désormais plus partie de ma vie […]. Il y a peu de temps, un de mes oncles m’a rappelé ce que nous avions coutume de faire lorsque j’étais enfant, ce dont nous nous amusions ensemble lorsque j’étais adulte ; eh bien ! tout cela est mort pour moi maintenant. » (in L’électrochoc. Ses effets invalidants sur le cerveau par le Docteur Peter Roger Breggin, psychiatre, 1979, traduit de l’américain en 1983 pour les éd. Payot, p. 52).

— Louis Bertagna, psychiatre :
« L’action de l’électrochoc n’est pas seulement certaine. Elle est, au moment où on la découvre, stupéfiante. Il s’agit essentiellement du traitement des mélancolies, mais la méthode est également utilisée contre les états maniaques […]. Malheureusement, ce traitement entraîne des troubles de mémoires qui ne sont pas tous réversibles. Surtout lorsque les séances sont nombreuses et encore plus lorsqu’il a fallu, du fait des récidives, en faire plusieurs séries. » (Préface au livre de Jacqueline de Segonzac, Le délire et le deuil, éd. Calmann-Lévy, 1981, p.19 et 20).

— Pierre Deniker, chef du service universitaire de santé mentale et de thérapeutique de l’hôpital Sainte-Anne de Paris, membre de l’Académie de médecine :
« L’électrochoc demeure dans certains cas, spécialement dans les dépressions résistantes, supérieur aux chimiothérapies […]. Six semaines après la fin des traitements, la mémoire est entièrement recouvrée […]. La thérapeutique qui présente à la fois la plus grande efficacité et la plus sûre innocuité reste, à n’en pas douter, la sismothérapie [l’administration d’électrochocs], une méthode qui a fait tant de bien et dont on a dit tant de mal. » (La dépression. Fin du tunnel, éd. Plon, 1987, p. 181, 186, 190 et 194).

— David Gourion, psychiatre, docteur en neurosciences, chef de clinique à l’hôpital Sainte-Anne et Henri Lôo, Président de l’Association française de psychiatrie biologique, chef de service à l’hôpital Sainte-Anne, membre de l’Académie de médecine : « En règle générale, une cure de 8 à 12 séances d’électrochocs est requise pour traiter une dépression sévère. Cette thérapeutique est en général bien tolérée ; l’effet secondaire le plus fréquent est la perte de mémoire brève dans les heures qui suivent la séance. » (Les nuits de l’âme. Guérir de la dépression, éd. Odile Jacob, 2007, p. 212 et 213).

— Jean-Pierre Olié, chef de service à l’hôpital Sainte-Anne, membre de l’Académie de médecine : « Les complications d’un traitement [par électrochocs] sont […] des troubles transitoires de la mémoire concernant les évènements contemporains du traitement. » (Guérir la souffrance psychique, éd. Odile Jacob, 2009, p. 170).

— Raphaël Giachetti, psychiatre à Toulouse :
« Les effets secondaires [des électrochocs] sont rares. Le plus fréquent est l’apparition d’une perte de la mémoire concernant la période au cours de laquelle ils sont pratiqués. » (La maladie bipolaire expliqué aux souffrants et aux proches, éd. Odile Jacob, 2012, p.146).

— Jean-Philippe Boulenger, chef du pôle de psychiatrie adulte au CHU de Montpellier, à propos des électrochocs lorsqu’ils sont utilisés pour soigner la dépression des seniors : « Hormis quelques troubles de la mémoire dans les semaines qui suivent, il n’y pas d’effets indésirables gênants et les résultats sont vraiment bons. »(Le Figaro, 10 décembre 2012).
 

Avant-propos

Depuis 1938, l’année durant laquelle cette technique a été inventée par le Professeur Ugo Cerletti et le Docteur Lucio Bini, des millions de patients ont été traités par électrochocs — plus de 90 000 électrochocs ont encore été administrés dans notre pays en 2011, seulement dix livres en langue française — dont deux traduits de l’américain — lui ont été consacrés :

— L’électro-choc thérapeutique et la dissolution-reconstruction, par Paul Delmas-Marsalet, Professeur de clinique des maladies nerveuses et mentales à la Faculté de médecine de Bordeaux, éd. Baillière, 1943.

— Contribution à l’étude physique, physiologique et clinique de l’électro-choc, par Marcel Lapipe, électro-radiologue, et Jacques Rondepierre, Médecin des hôpitaux psychiatriques de la Seine, librairie Maloine, 1943.

— L’électro-choc et la psycho-physiologie, par Jean Delay, titulaire de la chaire de clinique des maladies mentales et de l’encéphale à la Faculté de médecine de Paris, Médecin chef de l’hôpital Sainte-Anne, éd. Masson, 1946.

— Electro-choc et thérapeutiques nouvelles en neuropsychiatrie, par Paul Delmas-Marsalet, éd. Baillière, 1946.

— La sismothérapie moderne sous narcose et curarisation, par Jacques Boureau, médecin anesthésiste, préface du Professeur Pierre Deniker, éd. Doin, 1980.

— L’électrochoc. Ses effets invalidants sur le cerveau, par le Docteur Peter Roger Breggin, psychiatre américain, 1979, traduit de l’américain pour les éd. Payot en 1983.

— La pratique de l’électroconvulsivothérapie. Recommandations pour l’utilisation thérapeutique, par l’American Psychiatric Association, 1990, traduit de l’américain pour les éd. Masson en 1994.

— Electroconvulsivothérapie et accompagnement infirmier, par Dominique Friard, infirmier de secteur psychiatrique, éd. Masson, 1999.

— Electroconvulsivothérapie, par William de Carvalho, psychiatre de l’hôpital Sainte-Anne et le Professeur Jean-Pierre Olié, éd. Médias flashs, 2001.

— L’électroconvulsivothérapie. De l’historique à la pratique clinique : principes et applications, sous la direction du Docteur David Szekely, psychiatre au CHU de Grenoble, et du docteur Emmanuel Poulet, psychiatre au Centre hospitalier le Vinatier-Bron, éd. Solal, 2012.

— On peut y ajouter le livre de Florence de Mèredieu, Sur l’électrochoc. Le cas Antonin Artaud. (éd. Blusson, 1996) dont cent pages sont consacrées à l’électrochoc.

La plupart de ces livres sont anciens ou très anciens. Certains sont introuvables. Tous sont écrits par des membres du corps médical, et sont essentiellement destinés à leurs collègues du corps médical. Il n’existe aucun ouvrage en langue française accessible au grand public, qui soit consacré à cette méthode thérapeutique utilisée dans le monde entier, même si elle est encore controversée.

J’ai cru pouvoir, par cet essai, combler cette lacune. Certes je ne suis pas médecin, mais j’ai lu et entendu de nombreux professionnels et patients qui se sont exprimés à propos des électrochocs, et, parce que je ne suis pas médecin, je suis peut-être en mesure d’éviter trois écueils : celui du jargon, celui de l’esprit de chapelle et celui de l’autosatisfaction, auxquels n’échappent par toujours les psychiatres.

Et puis, je n’ai pas oublié que je suis normalien de la rue d’Ulm et que bien des élèves de cette École ont concouru à l’étude de la psychopathologie. Qu’il me suffise de citer Théodule Ribot (1839-1916), Professeur de psychologie expérimentale et comparée au Collège de France, Pierre Janet (1859-1947), directeur du laboratoire de psychologie de la Salpêtrière, Président de la Société médico-psychologique, successeur de Théodule Ribot à la chaire qu’il détenait au Collège de France, Georges Dumas (1866-1946), membre de l’Académie de médecine, Professeur de psychologie expérimentale à la Faculté de Paris, dont les leçons de pathologie mentale à l’hôpital Sainte-Anne ont été écoutées, durant les années 1920, par de jeunes normaliens comme Raymond Aron, Georges Canguilhem, Paul Nizan, Jean-Paul Sartre et Jacques Soustelle, Charles Blondel (1876-1939), successeur de Georges Dumas à la chaire de psychologie expérimentale à la Sorbonne, Daniel Lagache (1903-1972), Professeur de psychologie pathologique à la Faculté de Paris, Président-fondateur de la Société française de psychanalyse puis de l’Association psychanalytique de France, Jean Laplanche (1924-2012), Professeur de psychanalyse et de psychopathologie à Paris VII, Michel Foucault (1926-1984), célèbre, entre autres, pour son Histoire de la folie à l’âge classique (éd. Gallimard, 1972).

Cette liste ne peut pas ne pas comporter Louis Althusser (1918-1990) dont les autobiographies posthumes, L’avenir dure longtemps et Les faits (éd. Stock/IMEC, 1992), sont riches en informations concernant les troubles psychiques dont il a souffert et les thérapies qu’il a subies pour les conjurer (électrochocs, psychotropes, psychanalyse).

La plupart des normaliens qui se sont intéressés et s’intéressent encore aujourd’hui à la psychiatrie sont des agrégés de philosophie. Il n’y a que cinq normaliens scientifiques qui soient devenus psychiatres et éventuellement psychanalystes. Je suis le premier normalien agrégé d’histoire à écrire un livre de cette nature. Ce n’est sans doute pas un handicap lorsqu’il s’agit de faire connaître au plus grand nombre la première des vraies thérapeutiques psychiatriques, qui a évolué, à bien des égards, et qui a suscité tant de polémiques depuis son invention, il y a soixante-quinze ans.

Plan

I) Les premières thérapeutiques de choc, l’invention et les transformations de l’électrochoc.

1) L’apparition des thérapeutiques de choc pour soigner les maladies mentales après la Première Guerre mondiale.

Jusqu’aux années 1920, les psychiatres tentaient, presque toujours en vain, de « soigner » les malades mentaux par le repos, l’enfermement, l’isolement, la camisole de force, des conversations ou l’hydrothérapie (bains ou douches d’eau froide ou chaude). Les cures analytiques conduites par Freud et ses disciples ne venaient à bout — et du reste ne viennent toujours à bout, d’aucun trouble mental grave ou bénin.
La première thérapeutique de choc efficace pour soigner certains troubles psychiques a été la malariathérapie, mise au point en 1920-1921 par le neurologue autrichien Julius von Wagner- Jauregg (1857-1940). Elle consistait à inoculer le paludisme à des malades atteints de paralysie générale, affection cérébrale d’origine syphilitique, jugée incurable, entraînant excitation et délires mégalomaniaques. Baudelaire et Maupassant en avaient souffert à la fin de leur vie. L’impaludation provoquait de fortes fièvres pouvant aller jusqu’à 42°, de véritables « chocs thermiques ». Ce procédé améliorait, dans 30% des cas, le psychisme des patients et valut à son inventeur le prix Nobel de médecine en 1927. Mais il provoquait le décès de 10% des malades impaludés et ne soignait ni les schizophrènes, ni les dépressifs, ni les maniaques. Le traitement ultérieur de la syphilis par la pénicilline fit à peut près disparaître la paralysie générale et, par- tant, la malariathérapie.

La deuxième thérapeutique de choc efficace pour soigner certains troubles mentaux a été l’insulinothérapie ou cure de Sakel du nom de son inventeur, un psychiatre autrichien, Manfred Sakel (1900-1957), qui l’ a mise au point à Vienne en 1932. Le principe de cette cure consistait à provoquer par une injection d’insuline un coma hypoglycémique d’une durée d’environ une heure, puis à réveiller le patient par un resucrage. On reproduisait ce coma chaque jour, sauf un jour ou deux de repos par semaine. Il fallait procéder à 50 ou 60 comas insuliniques, soit durant trois mois en moyenne, pour améliorer le psychisme de certains schizophrènes, surtout des jeunes schizophrènes, qui pour 20 à 25 % d’entre eux, bénéficiaient d’une rémission de quelques années. Ce traitement très long et très pénible, en particulier au moment des réveils, entraînait parfois des accidents mortels, n’améliorait pas les trois quarts des schizophrènes et ne soignait ni les dépressifs, ni les maniaques. Il a à peu près disparu avec l’apparition des psychotropes, même si j’ai connu, en 1977, une jeune fille de 12 ans qui se droguait en reniflant de l’héroïne, et que le Dr. Jacques Lacan tentait de désintoxiquer par des comas insuliniques.

La troisième thérapeutique de choc a été inventée par un psychiatre hongrois, Ladislas Joseph von Meduna (1896-1964), qui pensait, d’ailleurs à tort, qu’il y avait un antagonisme biologique entre l’épilepsie et la schizophrénie. Il utilisa le camphre dès 1932, puis le cardiazol en 1936, pour provoquer des crises épileptiques, à raison de deux fois par semaine jusqu’à atteindre un total de six à dix en moyenne. Les chocs cardiazoliques, qui furent rapidement très utilisés, donnaient certains résultats favorables sur les schizophrènes, surtout quand ils étaient associés à une cure de Sakel, mais bénéficiaient essentiellement aux dépressifs. Ce traitement était également très pénible pour le malade qui éprouvait souvent une angoisse atroce avant que se produise la crise épileptique, et qui s’en souvenait ensuite.

Ces trois thérapeutiques de choc ont aujourd’hui disparu, mais la quatrième, l’électrochoc, inventée en 1938, demeure un traitement psychiatrique de référence.
 

2) L’invention de l’électrochoc

Deux psychiatres italiens, le Professeur Ugo Cerletti (1877-1963) et son assistant le Dr. Lucio Bini (1908-1964), intéressés par les effets thérapeutiques des crises épileptiques, mais heurtés par les effets indésirables des chocs cardiazoliques, cherchaient à provoquer des crises convulsives par d’autres moyens. Ils avaient constaté que des courants électriques appliqués à des chiens pouvaient déterminer abolition immédiate de la conscience et convulsions, mais ils redoutaient d’appliquer des courants de voltages même modestes à l’homme (cf. le « spectre de la chaise électrique »).

Au début de l’année 1938, un fonctionnaire des abattoirs de Rome dit à Cerletti qu’on y tuait des porcs avec un courant électrique. Il s’y rendit pour avoir la confirmation qu’il avait raison de ne pas utiliser l’électricité sur l’homme, mais il constata, au contraire, que les porcs n’étaient pas tués par l’électricité : à l’aide d’une grande pince, on leur faisait passer à travers la tête un courant de 125 volts et les porcs tombaient, rigides, puis entraient en convulsions, comme les chiens sur lesquels il avait fait ses expériences. C’est pendant l’inconscience du coma épileptique que les porcs étaient égorgés, et c’est de cet égorgement, et non pas du courant électrique, qu’ils mouraient. Il fit ensuite expérimenter sur des porcs des passages de courants électriques assez longs : ils ne mouraient pas et, après des convulsions plus ou moins importantes, ils se rétablissaient assez vite, surtout si on leur faisait passer le courant à travers la boîte crânienne.

Il décida alors d’expérimenter cette méthode sur l’homme au moyen d’un premier appareil très simple réalisé avec Bini et appelé « sismothère » : le premier électrochoc fut pratiqué sur un schizophrène en mars 1938 et, le 15 avril 1938, Cerletti communiqua ses premières conclusions thérapeutiques à l’Académie de médecine de Rome. L’électrochoc donnait et donne encore des résultats spectaculaires pour soigner certains troubles mentaux, à commencer par la dépression.
 

3) Les transformations de l’électrochoc

Ce sont des Français qui, au début de la Seconde Guerre mondiale, fabriquèrent les appareils les plus performants pour administrer des électrochocs : celui des Dr. Lapipe et Rondepierre fondé sur l’emploi du courant alternatif, et celui du Pr. Delmas-Marsalet qui utilisait du courant continu. L’électrochoc consistait à provoquer une crise épileptique généralisée en faisant passer un courant électrique de 70 à 130 volts durant quelques dixièmes de seconde à travers le cerveau au moyen de 2 électrodes appliquées sur les tempes.

Une telle crise, d’une extrême violence, entraînait d’intenses contractions musculaires qui déterminaient parfois des fractures, des luxations, ou des tassements vertébraux. Il ne suffisait pas d’attacher les malades et de faire s’asseoir sur eux de gros infirmiers pour éviter les risques traumatiques qui rendaient particulièrement dangereux les électrochocs pour les patients âgés, les fracturés récents, les squelettes fragiles et même les sujets très musclés.

Dès 1945-1946, pour éliminer l’anxiété pré-opératoire et atténuer les contractions musculaires dues à la crise épileptique, on a expérimenté avec succès l’anesthésie générale et la curarisation par injection de penthotal et de curare juste avant l’administration de l’électrochoc. L’électrochoc sous narcose et curarisation s’est généralisée à partir des années 1950 et surtout 1960 ; il a alors pris le nom d’électronarcose.

Je décrirai ici les modalités précises de l’administration d’électrochocs, telle qu’elle est aujourd’hui pratiquée sous l’appellation d’électroconvulsivothérapie, ou ECT. Le risque de mortalité est tombé à 1 sur 10 000 patients traités —il est comparable à celui de l’anesthésie générale pour interventions chirurgicales mineures ; le taux de morbidité est estimé aujourd’hui à un accident sur 1300 à 1400 séances.
 

II) Les troubles mentaux soignés ou améliorés par les électrochocs

Je définirai, au cours de cette deuxième partie, les différentes maladies mentales que je nommerai. Je soulignerai qu’un humain sur quatre ou sur cinq fait au moins une dépression dans sa vie et qu’une personne sur cent est schizophrène ou maniaco-dépressive.

Dès leur invention, les électrochocs ont donné des résultats extrêmement positifs sur les états dépressifs de toute nature, en particulier sur les dépressions endogènes (90% de succès), une bonne part des états maniaques (50%), certains symptômes des syndromes productif et déficitaire de la schizophrénie. Edouard Herriot en a bénéficié lorsqu’il a été interné sous l’Occupation et a pu reprendre ensuite sa vie politique. Adrien Dansette a cru pouvoir écrire dans son Histoire des Présidents de la République. De Louis-Napoléon Bonaparte à Vincent Auriol (éd.Amiot-Dumont, 1953, p. 191), à propos des problèmes de santé qui ont contraint Paul Deschanel à quitter l’Elysée en 1920, que « le traitement par électro-choc qui l’aurait guéri en quinze jours n’existait pas encore et qu’il lui avait fallu des mois de repos complets ».

A partir de l’invention des neuroleptiques en 1952, des antidépresseurs en 1957, des anxiolytiques en 1960, des régulateurs de l’humeur à partir de 1970, le recours aux électrochocs a été moins fréquent. Mais les électrochocs demeurent aujourd’hui une thérapeutique indispensable pour soigner en première intention certaines affections psychiques qui mettent en danger immédiat la vie du malade, et d’autres affections lorsqu’elles résistent aux traitements par les psychotropes. Citons parmi ces deux catégories la dépression mélancolique, stuporeuse ou délirante (cf. le terrible syndrome de Cotard), l’excitation maniaco-délirante, certaines hallucinations, des passages à l’acte, la catatonie.

Selon les affections, le traitement de base va de 6 à 20 séances à raison de 2 ou 3 par semaine ; il peut être suivi d’électrochocs dit de maintenance ou de consolidation à raison d’un par semaine, par quinzaine ou par mois durant plusieurs mois. Certains dépressifs sont, grâce aux électrochocs, à peu près définitivement guéris et peuvent quasiment se passer de toute chimiothérapie.
 

III) Recouvrer la santé mais perdre son passé

Les électrochocs n’ont pas les effets indésirables des psychotropes qui, en outre, dans le traitement de plusieurs maladies mentales graves, sont inefficaces ou agissent moins rapidement, moins durablement, et moins profondément qu’eux. J’énumérerai ici, en indiquant les noms et les particularités de chaque psychotrope actuellement commercialisé, les effets indésirables nombreux et non négligeables des anciens et des nouveaux neuroleptiques, des anciens et des nouveaux antidépresseurs, des anxiolytiques et des régulateurs de l’humeur : en vrac, problèmes cardiaques, rénaux et thyroïdiens, tremblements, prise de poids, impuissance et frigidité, indifférence affective, somnolence, accoutumance, maladie d’Alzheimer, inversion de l’humeur avec survenue d’états maniaco-délirants dangereux, etc. C’est, semble-t-il, sous l’emprise de l’un d’entre eux que Louis Althusser étrangla son épouse.

Les électrochocs ne présentent aucun de ces effets indésirables et les effets indésirables des électrochocs sont, pour la plupart, transitoires et réversibles : confusion, céphalées, fatigue, nausées, désorientation, tous incidents qui se résorbent peu de temps après le traitement, contrairement à ce que prétendent certains de leurs adversaires comme les scientologues qui voudraient y substituer le coûteux et inutile électromètre.

Les très graves effets indésirables des électrochocs sont ceux qui touchent la mémoire. Que le patient oublie la période du traitement, cela n’a guère d’importance. Que le patient oublie après le traitement les événements au fur et à mesure qu’ils se produisent est déjà plus dommageable, même si cette amnésie dite « antérograde » va en s’atténuant et disparaît au bout d’un ou deux ans. En revanche, ce qui est peut-être inacceptable, c’est que le patient oublie définitivement les événements de son passé qui sont intervenus dans les mois et plus souvent dans les années qui ont précédé le traitement, ce que les spécialistes appellent l’amnésie « rétrograde ».
C’est sans doute pour cette raison que le candidat démocrate à la présidence des États Unis en 1972, George Mc Govern, a demandé à Thomas Eagleton de renoncer à être à ses côtés candidat à la vice- présidence : des journalistes avaient révélé qu’Eagleton avait subi, à deux reprises, des traitements par électrochocs à la clinique Mayo.

Je soulignerai aussi que la plupart des psychiatres français nient ces effets mnésiques dans leurs ouvrages de vulgarisation et les minimisent dans les documents d’informations remis aux patients ou à leurs proches lorsqu’ils doivent signer l’autorisation de procéder à des électrochocs. Ils en admettent, par ailleurs, la réalité dans leurs contributions à des revues spécialisées.

Ce n’est pas la première fois que des psychiatres passent à peu près sous silence les effets indésirables de certains de leurs traitements : au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ils étaient nombreux, à commencer par Jean Delay, à recommander la lobotomie et à souligner ses mérites en même temps qu’ils minimisaient ses inconvénients ; cette technique valut même, pour partie, à son inventeur, le neurologue et psychochirurgien portugais Egas Moniz, le prix Nobel de médecine en 1949. Elle est maintenant interdite à peu près partout : elle transformait les patients « guéris » en « fantômes placides ». Ce qui n’est évidemment pas le cas des électrochocs.
 

CONCLUSION

Les excellents effets thérapeutiques des électrochocs, surtout sur les états dépressifs, n’ont donné lieu à aucune explication convaincante, à tel point que dans leur livre Les nuits de l’âme. Guérir de la dépression (éd. Odile Jacob, 2007, p . 213), le Professeur Lôo et le Docteur Gourion ne pouvaient en rendre compte qu’à partir d’une étonnante métaphore : « Le choc électrique entraîne la sécrétion de substances neurotrophiques qui agissent comme une sorte d’engrais, en favorisant la repousse des jeunes cellules »…

Les redoutables effets mnésiques des électrochocs n’ont pas non plus trouvé d’explications convaincantes : certes, les crises épileptiques spontanées entraînent des troubles de la mémoire, mais ils sont très brefs et n’ont rien de commun avec ceux qu’induisent les épilepsies électriques. Rien, pour l’instant, ne permet d’éviter ces effets mnésiques ; l’électrochoc unilatéral provoque à peu près les mêmes et n’a pas l’efficacité de l’électrochoc bilatéral.

Aucun nouveau psychotrope, aucune nouvelle technique, telle la stimulation magnétique transcrânienne, n’a pour l’instant des résultats aussi probants que le vieil électrochoc, en particulier lorsqu’il faut soigner certaines dépressions mélancoliques récidivantes qui sont singulièrement douloureuses.

Il n’en demeure pas moins que l’oubli par le patient de pans entiers de son passé est difficilement acceptable : chacun de nous est bien davantage le produit de ses souvenirs que de son présent qui s’enfuit comme l’eau dans la paume de la main, ou de l’avenir qui est l’inexistant par excellence. Mais, en même temps, chacun de nous est aussi « projet », projection dans le futur et la guérison de l’état dépressif redonne la possibilité de faire des projets.

Durant le 1er Congrès international de psychiatrie qui se tint à Paris en 1950, Ugo Cerletti lui-même déclara : « Je me rappelle avoir dit à mes assistants, après le premier succès thérapeutique de l’électrochoc, qu’il faudrait tôt ou tard se débarrasser de cette méthode et délivrer un jour l’homme de l’électrochoc. Oui, Messieurs, je vous l’avoue, se fut la première idée qui me vint quand j’ai pratiqué le premier électrochoc sur l’homme. Hélas, nous n’en sommes pas encore là ». Il termina en disant qu’il travaillait dans l’espoir de pouvoir dire un jour : « Messieurs, l’électrochoc ne se fait plus, nous avons trouvé la substance, le médicament qui le remplace ».

Ce médicament ou une autre technique moins agressive n’ont pas encore été trouvés.