2012-01-17 La CEDH condamne la Bulgarie en matière d’internement psychiatrique avec traitements inhumains et dégradants

• Pour citer le présent article : http://goo.gl/JfFsR ou http://psychiatrie.crpa.asso.fr/204

Document du mardi 17 janvier 2012
Article mis à jour le 27 août 2020

L’arrêt Stanev c/ Bulgarie, rendu par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, le 17 janvier dernier, en matière de placement involontaire psychiatrique accompagné de traitements cruels, inhumains et dégradants, peut trouver son application en France, concernant des personnes sous curatelle ou sous tutelle (ou même par exemple sans titre de séjour), qu’on parque dans des structures psychiatriques hospitalières pour des raisons de convenance. Ou bien même en périphérie de l’hospitalisation elle même, dans des établissements médico-sociaux, en privant ces personnes de liberté, sans qu’il y ait de titre légal à cela, et en entravant toute possibilité de recours de leur part.

Il s’agit donc d’une jurisprudence particulièrement importante sur le terrain de la contrainte psychiatrique, et de la lutte contre les internements et les pratiques psychiatriques abusives et illégales.

Nous reproduisons ci dessous la lettre commentaire de Katia Lucas, juriste du CREDOF, du 25 janvier 2012.

Sur notre site, lire également : 2015-07-23 - la Russie condamnée par la CEDH pour administration contrainte d’un traitement antipsychotique à l’essai


2011-01-17 Arrêt CEDH
Stanev c/ Bulgarie, Grande Chambre. Placement psychiatrique involontaire et autres points. Constat de violation de la convention européenne des droits de l’homme
2012-01-17 Communiqué de presse
de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, sur l’affaire Stanev c. Bulgarie

CREDOF — Centre de Recherches et d’Études sur les Droits Fondamentaux — Université Paris Ouest Nanterre La Défense

Actualités Droits-Libertés du 25 janvier 2012 par Katia Lucas

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Affaire : Arrêt Stanev contre Bulgarie, CEDH, Grande Chambre, 17 janvier 2012, n° 36760/06

DROIT À LA LIBERTÉ ET À LA SÛRETÉ ET INTERDICTION DE TRAITEMENTS INHUMAINS ET DÉGRADANTS (Art. 5 et 3 CEDH) : Placement et détention arbitraire d’une personne atteinte de troubles mentaux dans un institut spécialisé « épinglé » par le CPT en décembre 2004

Par son arrêt Stanev c. Bulgarie, la Cour européenne se pose incontestablement en garde-fou des insanes. L’État Bulgare décroche un « carton rouge », notamment sur le terrain de l’article 5, en raison de sa législation relative à l’aide sociale, qui n’assimile pas le placement d’une personne privée de sa capacité juridique dans un foyer social comme une mesure privative de liberté, et sur le terrain de l’article 3, en raison des « conditions de vie » au sein de cette structure.

Déclaré partiellement incapable par les tribunaux bulgares en 2000 et 2001, le requérant, M. Stanev, atteint de schizophrénie et se trouvant dans une situation de précarité sociale (sans emploi, en raison de sa pathologie, et sans logement), fut placé en décembre 2002 dans un foyer spécialisé sur décision unilatérale de son premier curateur, une fonctionnaire municipale. Sans préjuger de la bonne foi de cet agent de l’État, la Cour, d’avis que M. Stanev a été privé de liberté au sens de l’article 5 § 1, observe que « le droit bulgare envisage le placement en institution sociale comme une mesure de protection prise à la demande de la personne concernée et non comme une mesure contraignante imposée pour l’un des motifs énumérés aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 » (§ 149). Ne serait-ce qu’à la lumière du cadre juridique interne, M. Stanev aurait dû consentir à être placé en foyer social pour personne atteintes de troubles mentaux. Ce dernier n’ayant été ni consulté, ni informé, la mesure de placement litigieuse est donc contraire à l’article 5 § 1, pour non respect des voies légales. Selon la Cour, elle n’est pas plus régulière au sens de cette disposition (Ibid. § 151). Après avoir rappelé les principes généraux issus de sa jurisprudence relative ce type de contentieux, en l’occurrence « un individu ne peut passer pour « aliéné » et subir une privation de liberté que si les trois conditions suivantes au moins se trouvent réunies : premièrement, son aliénation doit avoir été établie de manière probante ; deuxièmement, le trouble doit revêtir un caractère ou une ampleur légitimant l’internement ; troisièmement, l’internement ne peut se prolonger valablement sans la persistance de pareil trouble (Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 39, série A/33 ; Chtoukatourov, précité, § 114, et Varbanov, précité, § 45) » (§ 145), la juridiction strasbourgeoise conçoit que « dans certaines circonstances le bien-être d’une personne atteinte de troubles mentaux peut constituer un facteur additionnel à prendre en compte, en plus des éléments médicaux, lors de l’évaluation de la nécessité de placer cette personne dans une institution » (§ 153). Pour autant, « le besoin objectif d’un logement et d’une assistance sociale ne doit pas conduire automatiquement à l’imposition de mesures privatives de liberté » (§ 153). Implicitement, la Cour pointe un risque de dévoiement, qui s’est réalisé in specie. L’État défendeur peut soutenir que le placement de M. Stanev avait pour but la protection de son intérêt à recevoir des soins à caractère social, cette mesure emportait des effets liberticides. Aussi devait-elle être justifiée par des considérations sanitaires et sécuritaires, à l’instar d’une mesure d’internement. En la matière, « la jurisprudence de la Cour impose plutôt aux autorités d’établir en bonne et due forme que le requérant souffre d’un trouble mental qui, par son ampleur, justifie son internement. Pareille mesure peut s’imposer non seulement lorsqu’une personne a besoin, pour guérir ou pour voir son état s’améliorer, d’une thérapie (…) mais également lorsqu’il s’avère nécessaire de la surveiller pour l’empêcher, par exemple, de se faire du mal ou de faire du mal à autrui » (Cour EDH, 3e Sect., 20 février 2003, Hutchison Reid c. R.-U., Req. n° 50272/99, § 52). Le caractère potentiellement dangereux de la personne en raison de sa pathologie doit être établi, non pas par la notoriété publique (dans ce sens, v. le Rapport du CPT au Gouvernement de la République française relatif à la visite en France du 14 au 26 mai 2000 ; v. également Cons. constit., Décision n° 2011-174 QPC du 6 octobre 2011, Mme Oriette P. — ADL du 10 octobre 2011), ou encore, comme c’est le cas en l’espèce, par « la simple affirmation de certains témoins » (§ 157). Il doit l’être de manière probante (Cour EDH, 3e Sect. 19 mai 2004, R.L. et M.-J. D. c. France, Req. n° 44568/98, § 115), idéalement via une expertise médicale, et ce tant au moment du placement de l’intéressé que durant son séjour en institut spécialisé (v. notamment Cour EDH, 5e Sect. 28 septembre 2006, Kayadjieva c. Bulgarie, Req. n° 56272/00, § 35). Si sur ce point la législation bulgare en cause est résolument défaillante (§§ 156 et 158), elle ne satisfait pas davantage aux exigences de l’article 5 §§ 4 et 5. Le placement d’une personne privée de sa capacité juridique dans un foyer social n’étant pas considéré comme une mesure privative de liberté, ce qui s’avère être symptomatique des pays d’Europe centrale selon Interights, tiers intervenant dans cette affaire, aucun recours n’est prévu tant pour en contester la légalité qu’obtenir réparation.

L’arrêt Stanev c. Bulgarie s’inscrit dans la lignée de l’arrêt Chtoukatourov c. Russie, (Cour EDH 1e Sect. 27 mars 2008, Req. n° 44009/05) : il suit « une approche conforme à la Convention des Nations Unies [relative aux droits de personnes handicapées]. Toute restriction des droits de l’individu doit être adaptée à ses besoins, réellement justifiée et établie à l’issue de procédures fondées sur les droits et assorties de garanties effectives » (Th. Hammaberg, Comm. aux droits de l’homme, « Il faut aider les personnes handicapées mentales, pas les priver de leurs droits », in Points de vue, 2009).

Sur le terrain de l’article 3, l’arrêt qui retient l’attention constitue une réelle avancée, tant en ce qui concerne la protection indirecte des droits sociaux par la Cour EDH, que pour une catégorie de personnes vulnérables, les insanes.

Si la « Convention ne garantit pas, en tant que tels, les droits économiques et sociaux » (v. not. mutatis mutandis Cour EDH 2e Sect. Dec. 28 octobre 1999, Pančenko c. Lettonie, Req. n° 40772/98), la Cour doit les protéger, pour des raisons de principe et d’opportunité (Frédéric Sudre, « La protection des droits sociaux par la Cour EDH : un exercice de " jurisprudence-fiction " », in Rev. trim. dr. h. (55/2003), pp. 755-779). Et la Cour s’y emploie, notamment sur le terrain de l’article 3, via une interprétation constructive de cette disposition de la CESDH : les conditions de détention sont susceptibles de constituer un traitement inhumain et dégradant, que ce soit en milieu carcéral (v. notamment, Cour EDH 1re Sect. 11 octobre 2011, Taggatidis et al. c. Grèce, Req. n° 2889/09 ; Cour EDH 2e Sect. 19 avril 2001, Peers c. Grèce, Req. n° 28524/95), ou dans les centres de transit (sachant qu’en tel cas il est davantage question de conditions de « rétention », administrative au demeurant ; v. parmi d’autres, Cour EDH, 2e Sect. 19 janvier 2010, Muskhadzhiyeva et autres c. Belgique, Req. n° 41442/07 — ADL du 20 janvier 2010 ; Cour EDH 1e Sect. 12 octobre 2006, Mubilanzila Mayeke et Kaniki Mitunga c. Belgique, Req. n°13178/03 ; Cour EDH, 1e Sect. 24 janvier 2008, Riad et Idiab c. Belgique, Req. nos 29787/03 et 29810/03). L’arrêt Stanev c. Bulgarie s’inscrit dans cette dynamique. Cette affaire offre même l’occasion à la Cour de prendre le contre-pied de la décision Van Volem c. Belgique rendue vingt deux ans plus tôt par la Commission (9 mai 1990, R.U.D.H., 1990, p. 390 et note F. Sudre. 46). Tout en précisant, d’une part, que « rien ne permet de penser que les autorités nationales avaient l’intention d’infliger des traitements dégradants » (§ 211) au requérant, et d’autre part, que conformément à sa jurisprudence « l’absence d’un tel but ne saurait exclure de manière définitive le constat de violation de l’article 3 », elle déclare ne pouvoir rester insensible au fait qu’il a été exposé à des « conditions matérielles de vie » diversement préoccupantes pendant une durée considérable, ni ignorer le rapport établi par le CPT à l’issu de sa visite dans le foyer social en cause (§ 208-210).

Après les détenus (v. notamment pour un exemple récent, Cour EDH 3e Sect. Dec. 18 octobre 2011, Pavalache c. Roumanie, Req. n° 38746/03), et les enfants (v. notamment Cour EDH, 2e Sect. 13 décembre 2011, Kanagaratnam c. Belgique, Req. n° 15297/09 — ADL du 27 décembre 2011), la juridiction strasbourgeoise prend fait et cause pour le bien-être d’une autre catégorie de personnes vulnérables : les personnes internées. Implicitement, par le canal de la protection par ricochet, elle leur reconnaît le droit à des conditions de vie compatibles avec le respect de la dignité humaine. Statuant en Grande chambre, elle estime, à l’unanimité, « tout en notant les améliorations qui ont, semble-t-il, été apportées au foyer [social en cause] à partir de fin 2009 », « que, considérées dans leur ensemble, les conditions de vie auxquelles a été exposé le requérant pendant environ sept ans constituent un traitement dégradant » (§ 212). À l’instar de l’attitude adoptée par certains États partie à la CESDH afin de justifier de conditions de détention violant les droits de l’homme, l’État bulgare invoque l’absence de ressources financières. Fidèle à sa politique jurisprudentielle (dans le droit-fil du pt. 4 de la Recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres aux États membres sur les Règles pénitentiaires européennes), la Cour considère qu’il ne s’agit pas d’un argument pertinent, ce qui équivaut à élargir, sur le terrain de l’article 3, le champ des obligations positives des États. S’il leur appartient d’organiser leur système pénitentiaire de manière à assurer le respect de la dignité des détenus (v. notamment Cour EDH 1e Sect. 27 mars 2008, Choukhovoï c. Russie, Req. n° 63955/00, § 31 ; Cour EDH 1re Sect. 10 mai 2007, Benediktov c. Russie, Req. n° 106/02, § 37), et ce qu’elles que soient les difficultés financières et logistiques que cela représente (Cour EDH 1e Sect. 29 mars 2007, Andreï Frolov c. Russie, Req. n° 205/02, § 48), il leur appartient également de veiller à la qualité des conditions matérielle de vie des personnes internées. Or, même si l’arrêt Stanev c. Bulgarie n’en fait pas mention, une autre catégorie de personnes vulnérables ne doit pas être oubliée : les personnes âgées, souvent isolées et dans une situation de grande précarité.

Cour EDH, G.C. 17 janvier 2012, Stanev c. Bulgarie, Req. n° 36760/06.

Jurisprudence liée :

  • Sur le droit à la sûreté : Cour EDH, 5e Sect. 28 septembre 2006, Kayadjieva c. Bulgarie, Req. n° 56272/00 ; Cour EDH 1re Sect. 27 mars 2008, Chtoukatourov c. Russie, Req. n° 44009/05 ; Cour EDH 3e Sect. 19 mai 2004, R.L. et M.-J. D. c. France, Req. n° 44568/98 ; Cour EDH, 3e Sect., 20 février 2003, Hutchison Reid c. R.-U., Req. n° 50272/99 ; Cour EDH 4e Sect. 5 octobre 2000, Varbanov c. Bulgarie, Req. n° 31365/96 ; Cour EDH Ch. 24 octobre 1979, Winterwerp c. Pays-Bas, A/33.
  • Sur le droit à ne pas subir de traitement inhumain et dégradant : Cour EDH, 2e Sect. 13 décembre 2011, Kanagaratnam c. Belgique, Req. n° 15297/09 — ADL du 27 décembre 2011 ; Cour EDH 3e Sect. 18 octobre 2011, Pavalache c. Roumanie, Req. n° 38746/03 ; Cour EDH 1e Sect. 11 oct. 2011, Taggatidis et al. c. Grèce, Req. n° 2889/09 ; Cour EDH, 2e Sect. 19 janvier 2010, Muskhadzhiyeva et autres c. Belgique, Req. n° 41442/07 — ADL du 20 janvier 2010 ; Cour EDH 1e Sect. 27 mars 2008, Choukhovoï c. Russie, Req. n° 63955/00 ; Cour EDH 1e Sect. 24 janvier 2008, Riad et Idiab c. Belgique, Req. nos 29787/03 et 29810/03 ; Cour EDH 1e Sect. 10 mai 2007, Benediktov c. Russie, Req. n° 106/02 ; Cour EDH 1re Sect. 29 mars 2007, Andreï Frolov c. Russie, Req. n° 205/02 ; Cour EDH 1e Sect. 12 octobre 2006, Mubilanzila Mayeke et Kaniki Mitunga c. Belgique, Req. n°13178/03 ; Cour EDH 2e Sect. 19 avril 2001, Peers c. Grèce, Req. n° 28524.95 ; Cour EDH 2e Sect. Dec. 28 octobre 1999, Pančenko c. Lettonie, Req. n° 40772/98.

Pour citer ce document :

Katia Lucas, « Placement et détention arbitraire d’une personne atteinte de troubles mentaux dans un Institut spécialisé « épinglé » par le CPT en décembre 2004 » in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 25 janvier 2012.