2011-11-10 Comment les centres psychiatriques rendent les gens... fous

• Pour citer le présent article : http://goo.gl/ofouH ou http://psychiatrie.crpa.asso.fr/184

Document du jeudi 10 novembre 2011
Article mis à jour le 27 août 2020

tem : Témoignages

Source, sur le site du Nouvel Obs :
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/212709;comment-les-centres-psychiatriques-rendent-les-gens-fous.html

Un autre témoignage sur notre site : 2011-05-22 Témoignage de M. Laurent Wetzel, ancien Maire de Sartrouville (78), sur son internement arbitraire de juin 1995.

Voir aussi : 2011-11-11 Le Parisien révèle un rapport de l’IGAS qui dresse un état des lieux terrifiant de l’EPSM de Clermont-de-l’Oise.


SÉLECTIONNÉ PAR LE NOUVEL OBS

Publié le 10-11-2011

Comment les centres psychiatriques rendent les gens… fous

Valérie est assistante sociale. La souffrance des autres est son pain quotidien. Mais parfois, l’exercice de ses fonctions prend des allures d’immersion dans des mondes parallèles. Ce jour-là, elle accompagnait un usager en centre psychiatrique d’orientation et d’accueil. Quelques heures oppressantes et surréalistes.

Par Valérie Agha, Assistante sociale.
Édité par Gaëlle-Marie Zimmermann

La salle d’attente ressemble à l’idée que je me fais d’un cauchemar psychotique. Un vieillard déambule d’un pas pesant, un calepin à la main. Il se penche sur un écriteau et l’examine longuement, comme s’il admirait un chef d’œuvre de Leonardo : « L’utilisation du téléphone portable est interdite dans cette enceinte », peut-on y lire.

Des chaises et des fauteuils dépareillés sont alignés contre le mur. Face à moi, un tableau représentant la libération de Paris est planté, penché sur le mur. Juste en dessous, une étagère repose sur le radiateur. Quelques livres aux titres inconnus, sans doute des exemplaires de la même date que la scène sur tableau, peut-être jamais lus, s’y bousculent.

La pendule résonne incroyablement, et bat un rythme à contre-temps, comme pour marquer des minutes distendues et effrayantes. Au-delà des fauteuils, deux tables entourées de quelques chaises. Au sol, un scotch rouge délimite symboliquement les deux espaces. Je m’imagine qu’il s’agit d’une épreuve : on fait marcher les patients sur la ligne pour voir s’ils avancent droit. On leur demande peut-être d’imaginer ce qu’elle représente à leurs yeux, comme un test de Rohrschach. Ou pour voir s’ils vont franchir la frontière. Sombrer du côté de la folie, s’enfoncer dans le linoleum crasseux, disparaître à jamais sous cette ligne rouge.

Au bout d’une heure, enfin, un infirmier arrive pour l’entretien préalable à celui du médecin. Cheveux longs grisonnants, teint de peau de la même nuance, air sévère et peu aimable, il nous reçoit autour d’une table installée dans le couloir. Il se présente, il s’appelle Henri, comme dans la chanson, c’est ça, oui. Ma blague tombe totalement à plat. Elle est déplacée : c’est qu’on ne rit pas, ici. Henri mène la danse, il pose les questions, il faut lui répondre précisément et lui laisser le temps de noter.

Ne surtout pas parler pendant qu’il écrit, ça le perturbe. Il le signifie d’un soupir agacé. Il demande : « Quel est votre poids et votre taille ? » Mon acolyte répond : « 68 kg ». « Et votre taille ? » insiste Henri, passablement irrité. « 42 » répond l’autre, un peu paumé. Henri note consciencieusement : 1m 42. J’attends le rire, la chute. La bonne blague. Mais non, Henri poursuit, je me mords les joues mais dans le même temps j’ai envie de hurler. La femme de ménage fait son boulot pendant que nous poursuivons l’échange surréaliste.

Lorsque nous abordons le traitement, on atteint des sommets de quiproquos qui me semblent dangereux. Henri saisi quelques sonorités et les traduits à sa sauce, comme si le Professeur Tournesol devisait tranquillement avec Jean-Claude Van Damme au milieu d’un couloir d’hôpital psychiatrique. Cela donne naissance à une liste de médicaments qui n’a sans doute rien à voir avec ceux que mon monsieur a l’habitude de prendre. Tout à coup, un brancard arrive, nous gênons, il faut se lever, laisser passer l’engin sur lequel trône une vieille dame à l’air égaré.

L’entretien prend fin, il nous faut retourner dans la salle d’attente. Les minutes distendues reprennent leur cours. Une dame dort allongée sur des chaises rassemblées en un banc, une famille espagnole accompagne un jeune homme en attente d’une place dans un hôpital. Ils n’ont pas l’air déstabilisés. Ils doivent avoir l’habitude. Pendant que le jeune dort profondément, ils discutent et mangent des sandwiches emballés dans du papier d’alu. Un pique-nique psychédélique. Une infirmière accueille une dame d’une cinquantaine d’années d’allure plutôt ordinaire. Je la devine prof ou peut-être institutrice. L’infirmière l’invite à s’asseoir face à nos sièges, de l’autre côté de la ligne rouge. Elle mène l’entretien à 3 mètres de nous. La scène est terrible. L’humiliation est complète pour cette dame qui se cache comme elle peut pour pleurer. Le travail de déshumanisation commence ici.

C’en est trop pour moi, je préfère sortir prendre l’air un instant. Dehors un cerisier en fleurs promène ses lourdes branches au ras du sol. Les oiseaux s’en donnent à cœur joie. La vie, contre toute attente, ne s’est pas suspendue. On dirait que je suis, l’espace d’un instant, du bon côté de la ligne. Les allées et venues sont fréquentes, nombreux sont les fumeurs, je ne comprends que trop leur besoin, dans un tel moment, de trouver un semblant de réconfort.

De retour dans l’univers décalé de la salle d’attente, je retrouve mon fauteuil dur et le tic-tac angoissant de l’horloge. Trois heures se sont déjà écoulées. De temps à autre, j’aperçois par l’entrebâillement d’une porte que les infirmiers laissent négligemment ouverte, un pied nu qui dépasse d’un drap bleu. Le pied est attaché au montant d’un lit.

Henri vient me voir pour me demander le numéro de téléphone de la curatrice du monsieur que j’accompagne. Je lui note sur un papier qui traîne dans mon sac et le lui donne, lui demandant de bien vouloir me rendre la feuille, une fois le renseignement inscrit dans son dossier. Henri ne réapparaîtra jamais, c’était l’heure de la fin de sa garde. Je ne reverrai jamais mon papier. L’étrange infirmier est reparti avec le numéro de ma gynéco.

Enfin, un psychiatre finit par s’intéresser à nous. Cette charmante jeune (très jeune) femme propose une hospitalisation, ce qui était le but de notre extravagante expédition, ça tombe bien. Il nous faudra encore patienter avant qu’une place ne se libère. Nous reprenons place dans l’antichambre de la folie.

Un homme arrive, costume cravate, sacoche d’ordinateur en cuir, accompagné d’un jeune homme très nerveux. Très vite, le ton monte, le jeune est plus qu’agressif ; un chien féroce dont on évite de croiser le regard, il n’attend qu’un signe pour mordre. Il provoque les infirmiers, les médecins, il cherche son père, il a l’impression d’être pris au piège. Je me demande quels arguments l’homme a trouvé pour l’amener jusqu’ici de plein gré. Dans la salle, la tension monte d’un cran. Elle est palpable dans chaque silence. Le tic-tac de la pendule s’emballe. Le fils essaye de s’enfuir. Les infirmiers le contiennent. Il hurle. Le père tente de calmer son petit par quelques vains mots de raison. Le jeune l’insulte. Le père se met à l’abri. « Papa ! Je ne te pardonnerai jamais ! Jamais ! Tu m’entends ! » Le père, face à nous, pleure en silence. D’un côté ou de l’autre de la ligne, personne ne parle. Les cœurs se serrent. Les larmes montent. Le fils se tait, calmé par une injection.

Je sors. Les oiseaux chantent toujours.

Au bout de cinq heures d’attente, une ambulance vient enfin chercher mon compagnon d’infortune. Je le regarde franchir la ligne rouge. Je me demande ce qui l’attend.